Valeur et limites de la phénoménologie

Hendrik Pos

pp. 31-52


Je me permettrai de vous soumettre quelques réflexions sur ce mouvement complexe de la pensée, qui est connu sous le nom qui lui a été donné par son initiateur Edmund Husserl : la phénoménologie. C'est, en effet, un mouvement qui a connu une évolution considérable, d'abord chez son auteur, ensuite chez ses élèves et, finalement, par le retentissement qu'il a eu loin du cercle originaire, auquel présidait Husserl avec ses collaborateurs.

Le sujet, grâce à cette évolution même, est si vaste que dans un seul article nous devrons nous borner à quelques aspects essentiels. Nous nous occuperons plus des aspects épistémologiques que des conséquences ontologiques, métaphysiques et anthropologiques que le mouvement a eues après la mort du maître. Nous croyons, en effet, rester fidèles à la pensée de Husserl, quand nous disons que ce maître a voulu, avant tout, donner une base nouvelle à la connaissance; qu'il a voulu mettre celle-ci sur un fondement inébranlable.

Edmund Husserl naquit en 1859 en Moravie. Il est donc d'origine autrichienne. Quand il fit ses études à l'Université de Vienne, dans la même période que Thomas Masaryk, à qui il fut lié d'amitié, la psychologie et le psychologisme dominaient. Tout contenu de la connaissance était réduit à la conscience et considéré comme un aspect, une détermination passagère du flux incessant des événements psychiques. La conscience était envisagée comme la source même de tout contenu et comme le seul cadre de réalité. Cette attitude était compréhensible comme réaction à une attitude antérieure, à savoir celle de la spéculation de l'idéalisme romantique, qui prétendait toucher un absolu au-dessus de toute conscience humaine et de toute finitude. Mais si l'histoire de la pensée offre le spectacle dialectique de positions poussées à outrance, qui provoquent des réactions qui, à leur tour seront poussées à outrance, il est d'une part compréhensible que la spéculation, dont la prétention était de dépasser les limites humaines, ne put se maintenir; mais d'autre part aussi que la réaction antispéculative, en s'affirmant exclusivement, devait mener à un nouveau problème.

Quel était ce problème? Les spéculatifs avaient cru atteindre la connaissance de l'absolu. La réaction psychologiste, par opposition, était inclinée à réduire toute prétention de connaître à l'immédiatement vécu et éprouvé. Ainsi le cosmos spirituel avait cédé la place à une sorte de chaos atomistique. Cet extrême opposé finalement ne pouvait satisfaire non plus, puisqu'il était aussi peu adéquat à la situation humaine que la spéculation. Si la connaissance s'éparpille en des éclats tout individuels et momentanés, que deviennent deux caractéristiques donnés en toute expérience cognitive : l'objectivité, qui est distincte de l'impression fugitive, même violente et la communion dans la connaissance, qui fait que tous les esprits qui poursuivent le but de connaître ne restent pas isolés, mais réalisent une participation commune dans l'effort vers une seule et même valeur, qui est la vérité.

C'est ce double problème, qui se pose pour un psychologisme conséquent, mais qui ne peut être résolu sans en briser les cadres, dont la solution était la préoccupation constante de Edmund Husserl et qui l'a conduit à sa phénoménologie.

Ses débuts philosophiques trahissent, par le choix même du sujet de ses réflexions, l'attachement profond du jeune Husserl aux mathématiques. Dans toute son évolution il gardera l'empreinte de la discipline intellectuelle et de la sévère pureté d'un esprit versé aux nombres et aux propositions. Aussi aborde-t-il le problème de la connaissance, qui se confond avec le problème du psychologisme, du côté de la série des nombres naturels et il se demande, si cette série fondamentale et qui est le modèle de tout ordre intellectuel, se conçoit comme le produit et, en un sens, le résidu des actes successifs de poser et de lier. Dans sa philosophie de l'arithmétique, nous assistons à la lutte d'un esprit encore sous l'emprise du psychologisme, mais qui se prépare à s'en libérer. La conclusion, en effet, est encore psychologiste : la série des nombres est constituée par l'activité additive de l'esprit, mais le problème est déjà posé, si cette activité additive est exhaustive et suffisante pour la constitution du nombre. C'est comme le prélude à l'idée d'une objectivité de la série des nombres, qui n'est pas constituée par l'activité mentale, mais visée, découverte par celle-ci. Dans ce prélude, cette idée de l'objectivité qui dépasse tout subjectif, se joue déjà; mais en mineur encore. Le psychologisme domine, mais il touche à sa fin. Un pas plus loin et une pensée jusqu'ici hésitante l'emportera : celle de l'objectivité qui n'est pas basée sur le vécu et psychologique, qui ne se dérive pas de l’immédiat, mais qui est hétérogène par rapport a toute activité mentale, qui a la primauté par rapport à celle-ci, puisque cette activité se dirige vers l'objectif.

C'est la doctrine de l'intentionnalité, qui nous est présentée à partir des Recherches logiques. Ici le psychologisme est vaincu définitivement. Il est remplacé par un objectivisme de la vérité autonome. Et Husserl se réclame de prédécesseurs. Il sort de son oubli l'ex-prêtre Bolzano, qui a vécu dans la période de Hegel dont l'éclat l'a obscurci. C'est que Bolzano a formulé la doctrine du Satz-an-sich, de la proposition en elle-même, idée qui correspond très précisément aux vues objectivistes de Husserl. La proposition en elle-même n'est pas une abstraction. Elle est bien atteinte par la voie de l'abstraction, mais c'est une entité. Nous énonçons que deux fois deux font quatre, plus précisément : plusieurs individusénoncent cette proposition. Mon acte de l’énoncer est différent de celui des autres et aussi d'un acte analogue d'hier ou de demain. Il y a une multiplicité infinie d'actes analogues, prononcés à des moments distincts, par des individus distincts, dans des langages distincts, mais cette multiplicité hiérarchique monte, est dirigée vers un objet un et unique, vers lequel toutes ces individualisations réelles tendent sans l'atteindre et cet objet, ce suprême but est comme le Dieu d'Aristote, qui est source de mouvement sans lui-même se mouvoir. Cet objet, c'est la proposition en elle-même ou si on préfère: la vérité, commune pour tous, au-dessus de toute conscience individuelle et de tout langage, vers laquelle tous les esprits se tendent et à laquelle tous s'efforcent de participer.

La pensée de Husserl montre sa richesse par son évolution, qui est dialectique en ce sens qu'elle semble abandonner chaque fois ce qu'il y avait d'unilatéral et d'excessif dans sa position antérieure. Husserl s'était libéré du psychologisme par un contrecoup objectiviste ; le danger fut en un sens qu'il en resterait là pour tout de bon. En effet, la vérité en- elle-même risquait de devenir un nouvel absolu, un peu formel, il est vrai, mais trônant au-dessus de toute réalité. La familiarisation avec un tel souverain n'était pas sans danger, puisqu'on est facilement amené à mépriser la montée concrète et à l'oublier en s'imaginant qu'on possède la vérité dans sa structure entière, dès qu'on a compris que formellement, elle est indépendante par rapport à nous, et qu'elle nous dépasse et nous devance. Husserl n'est pas tombé dans ce piège, comme il est arrivé à d'autres objectivistes allemands de son époque et notamment à Rickert, pour qui la transcendance de la vérité est devenue l'aboutissement de tous ses efforts, sans qu'il se soit demandé si cette transcendance formelle ne doit pas, pour être reconnue pleinement, être complétée par une activité immanente qui en fixe le contenu dans toute sa richesse.

Et voilà que Husserl, après cette montée ardue au sommet transcendant, ne s'y installe pas pour toujours; nous le voyons qui ne s'y repose pas longtemps. Une fois que la transcendance formelle de la vérité est revendiquée, il redescend de l'extrême pôle objectif dans la direction du subjectif, mais cette fois-ci non pas pour revenir au psychologisme originaire, mais pour réconcilier les deux pôles; pour affirmer d'une part que cette vérité transcendante, dans sa souveraineté, ne nous est accessible in concreto que par l'épanouissement de nos énergies cognitives, que par conséquent le chemin vers la vérité doit être parcouru par le sujet que nous sommes. Mais d'autre part cette doctrine n'est plus du psychologisme. Le sujet qui constitue le vrai in concreto et dont parle Husserl dans son troisième stade, celui des Idées sur une phénoménologie pure, n'est plus le sujet empirique, le moi du psychologisme, mais une conscience orientée vers la vérité et, par là-même, pas sujette aux variations infinies des impressions immédiates et passagères. Le sujet transcendantal est le correspondant de la valeur objective de la vérité : à la souveraineté transcendante de celle-ci répond l'unicité du sujet transcendantal, qui garantit que la subjectivité de fait, dans son infinie variété d'impressions et d'opinions, puisse trouver le chemin qui mène au vrai.

L'orientation des Idées sur une phénoménologie pure était donc subjective et objective en même temps. Son auteur a réussi à réunir, sur un plan supérieur, l'accentuation subjectiviste du psychologisme et la transcendance. Il avait la conscience de s'opposer nettement au subjectivisme atomistique aussi bien qu'au dogmatisme du transcendant.

Nous pouvons très bien comprendre le grand attrait qu'exerçait en Allemagne et ailleurs cette méthode qui libérait la pensée de son époque du formalisme kantien d'une part et du relativisme sans issue de l'autre. La phénoménologie entendait rétablir la concrétion de la pensée; elle mettait celle-ci en contact vivant avec la vie consciente, sans cependant se laisser entraîner par le flux des tout petits éléments et de leurs agglomérations; elle rétablissait l'ordre dans la connaissance; elle en affirmait le sens humain, qui est entre l'absolu et le néant.

Si Husserl se servait de l'idée du sujet transcendantal, c'était dans un sens beaucoup moins formel et moins vide que Kant: la subjectivité transcendantale est chez lui le répertoire essentiel non seulement de toutes les connaissances, mais aussi de tous les sentiments et intentions qui se manifestent dans l'expérience.

C'est donc une théorie des fondements de l'expérience humaine que Husserl a visée. La subjectivité transcendantale a chez lui la fonction de servir de fondement à la subjectivité empirique. Et cette fonction se conçoit en analogie avec la fonction des mathématiques par rapport à l'expérience. Celle-là est en un sens l'extension de celle-ci. Comme il y a le triangle pur, qui n'a pas de propriétés visibles et que le triangle tracé sur le papier évoque seulement sans lui être identique, ainsi tout contenu vécu, senti, intentionné dans l'expérience a son modèle pur, qui repose dans les profondeurs de la subjectivité transcendantale et que, par une concentration analogue à celle du mathématicien, nous sommes capables de faire surgir devant ce regard spirituel, qui s'appelle l'intuition des essences.

C'était donc à un travail de purification, que la réflexion fut appelée par Husserl, à se souvenir des fondements comme l'avait demandé Platon, chez qui avait surgi, pour la première fois dans l'histoire de la pensée, cette idée d'un fondement de l'expérience, qui lui-même ne relevait pas du domaine de l'expérience, mais d'un ordre plus élevé ou, si on veut, plus profond. Si chez Platon cette idée s'était présentée sous une forme ontologique plutôt que transcendantale, Husserl, pour venir après Kant, n'en fut pas moins le continuateur, avec cette différence que chez lui, l'ordre d'être supérieur à celui de l'être empirique est replacé par un dualisme plus humain et plus subjectif, c'est-à-dire que pour Husserl ce qui prime n'est plus l'ordre ontologique par rapport à l'ordre réel, mais la conscience transcendantale par rapport à celle empirique.

Les grands rénovateurs ne voient pas toujours bien les affinités de leur pensée avec le passé. C'était le cas de Husserl, qui se réclamait de Descartes et non pas de Kant et qui fut, malgré lui, beaucoup plus kantien qu'il ne le voulait. Il considérait, en effet, l'idéalisme comme un rêve sans fondement et pourtant, sa propre philosophie s'est approchée de plus en plus de ce rêve. Je tâcherai d'en relever les tendances nettement idéalistes avant d'aborder la question de la valeur définitive de la phénoménologie.

L'idéalisme, c'est-à-dire l'interprétation de la réalité et de la connaissance en partant du sujet, s'est niché là où la phénoménologie prétend rester en dehors de toute décision en faveur de n'importe quel -isme, et principalement de l'idéalisme et du réalisme. Une des idées fondamentales de la méthode phénoménologique est celle de la description pure. Husserl, comme Descartes, se trouvant devant le chaos des connaissances prétendues, mais mal fondées et voulant reconstruire l'édifice sur une nouvelle base absolument sûre et en procédant avec une évidence que rien ne puisse troubler, a cherché un point de départ qui serait abrité contre le doute. Il a cru trouver ce point fixe dans le fait de la conscience. Comme Descartes et comme saint Augustin, il a cherché un fait, sur lequel l'édifice de la connaissance devait reposer. Or, ce fait est donné comme fait à la réflexion. Là il prend la forme d'une description pure, ce qui veut dire qu'il n'est ni construit, ni déduit, ni simplement supposé. La description est donc la forme que prend la conscience réfléchie de ce fait fondamental.

Mais quel est le contenu de cette description? Le voici : pour la conscience un monde réel est donné. Elle se réfère à ce monde réel, qui est son objet et non pas son produit. La conscience naturelle est donc réaliste. C'est la conscience du sujet qui se sait être dans le monde. Si la conscience est réaliste, c'est-à-dire conscience du réel, la description doit l'être aussi et la phénoménologie sera une méthode qui base la connaissance sur la conscience du réel. – Ceux qui connaissent les œuvres de l'auteur des Ideen savent qu'il n'en est pas ainsi au contraire: chez Husserl la description pure du fait fondamental, qui est la conscience naturelle réaliste conduit à l'idéalisme d’une conscience sûre de son contenu, mais non pas sûre d'une réalité qui correspondrait à ce contenu. « Nous ne saurons jamais s'il y a un monde. » La phénoménologie a beau dire, qu'elle rétablit le réalisme naturel de la conscience originaire, en réalité elle ne fait cela qu'en apparence, puisqu'elle manœuvre, avec cette conscience réaliste de façon d'en faire sortir une position idéaliste.

Ici une question capitale se pose: en quoi consiste cette position idéaliste et comment le phénoménologue y arrive-t-il? C'est ce que je voudrais regarder avec vous aussi précisément et si le mot est permis, aussi microscopiquement que possible, puisque nous nous trouvons ici devant un dilemme fondamental, qui est celui-ci : ou bien la réflexion sur la connaissance est idéaliste d'emblée, c'est qu'elle ne peut que reconnaître le sujet conscient comme point de départ, ou bien elle est réaliste dans son départ, mais ce réalisme ne se maintient pas devant la réflexion et grâce à elle se transforme en idéalisme. Est-il impossible que la réflexion sur le réalisme soit et reste réaliste ? Fixons d’abord la formule de la description : la conscience réfère à un monde réel, son contenu. Elle est sûre de ce monde. Et pour elle le monde a le primat. Elle prend conscience d'une réalité déjà existante. L’interprétation de ces propositions est réaliste, si elle les laisse dans leur sens originaire et naturel. En ce cas il n'y a rien à dire en plus. Le monde est réel et il prime sur la conscience. Il n’est pas à la conscience de dire, de circonscrire ce qu'elle entend par réel, puisqu'elle le sait. Le mot réel fait appel à l’expérience et cette expérience ne saurait être remplacée par un concept ou une définition. La consciencerepose sur le monde elle ne le produit pas. Ce repos est un fait, non pas une idée. L’expérience du monde est un silence et non pas une proposition.

Or, on est réaliste quand on respecte ce repos et ce silence. Et on devient idéaliste quand on désire passer, outre. Il est possible de passer outre, mais seulement en rompant l'équilibre entre le subjectif et l'objectif en faveur du subjectif, en voulant fonder une proposition fondamentale par d'autres propositions. C est ce que la phénoménologie a fait. Elle a bien commencé par le retour au réalisme naturel mais elle a passé outre et par là elle a effectué que son rétablissement de la conscience naturelle n'était que provisoire et artificiel : cela est arrivé puisqu'elle n'a pu s'abstenir de demander à la formule descriptive du réalisme de s'expliquer en des termes conceptuels, puisqu’elle n'a pu accepter que le réalisme naturel repose dans sa formule et ensuite passe au silence de ce repos.

Car voici ce qu'a dit Husserl : si la conscience naturelle réfère son contenu à un monde, c'est là un acte de cette conscience, qui, par conséquent, constitue ce monde, qui attribue à son contenu la réalité et par conséquent cette réalité est une intention, eine Sinngebung, une façon de donner un sens. Le monde « est» donc grâce à cet acte. Or, aussitôt qu'on pose que l'attribution, par laquelle la conscience confère le caractère de réalité à son contenu, est un acte libre que la conscience pourrait également aussi bien accomplir que ne pas accomplir, on a posé l’interprétation idéaliste du réalisme de la conscience naturelle et on est arrivé, par un détour, là où l’idéalismese place d'emblée.

C’est ce que la phénoménologie a fait et c’est ce qui a décidé de son sort. Husserl est arrivé, malgré lui, aux extrêmes conséquences de sa décision. Il n'a pas pris au sérieux l'affirmation du monde de la conscience naturelle, puisqu’il en a envisagé la forme, en faisant abstraction du contenu. En envisageant la forme affirmative il a dit : c’est la conscience qui affirme, donc le sujet. Mais si le sujet affirme, il est libre de le faire. Il pourrait aussi bien nier. S’il en est ainsi, le contenu dont la conscience affirme qu'il se réfère à une réalité mondiale, est antérieur à cette affirmation. S'il est antérieur à l'affirmation du monde, il a une valeur fondamentale en dehors de la référence au monde. Le monde pourrait très bien ne pas exister, son affirmation être une pure illusion et encore le contenu antérieur à cette affirmation resterait intacte. Ce contenu, pas encore référé à un monde, est donc l'objet indubitable du sujet connaissant. Et c'est ainsi que le monde a disparu des considérations du phénoménologue. Ce qui reste, c'est le contenu planant, suspendu au vide, qui ne repose pas sur le monde, puisque le monde est incertain. L'unique possibilité qui reste, c'est que ce contenu soit lui même produit par le sujet. Si cela est, il a son origine en dehors de l'expérience. C'est la conscience qui le produit et l'expérience ne fait qu'illustrer les contenus que le sujet transcendantal a en lui-même. C'était aller plus loin que Platon, chez qui le monde avait une réalité inférieure mais pas nulle. Ici il devenait nul, un fantôme, dont jamais nous ne saurons s'il a de la réalité ou non.

Le grand obstacle que l'idéalisme s'efforce de vaincre, c'est le monde. Chez Husserl également, ce monde ne doit pas exister, car le sujet devrait alors reconnaître son déterminisme et cela serait contraire à l'affirmation de la liberté. Or, si nous posons cette tendance contraire comme fondamentale, si nous la considérons comme l'inspiration morale et humaine qui commande les manifestations intellectuelles de l'idéalisme, il me semble que nous serons en lieu aussi de comprendre certains aspects de la période idéaliste de la phénoménologie.

Dans une brochure très intéressante Eugen Fink, en parlant de la phénoménologie et de ses critiques en 1934, a posé la thèse que la phénoménologie vise à établir l'origine du monde. Cette formule n'est pas de Husserl lui-même, mais elle a été proposée avec son consentement. Elle prouve que le problème du monde est au centre des préoccupations du penseur. L'apriorisme appliqué aux choses, qui se trouvent dans le monde, ne semble rencontrer aucune difficulté sérieuse. Il y a dans le monde une immensité de choses et d'événements, qui tous se classent d'après certains points de vue communs. Si nous appelons ces points de vue unifiants des phénomènes essentiels, nous dirons que toute chose hic et nunc est l'illustration d'un phénomène essentiel et que nous voyons cette chose à la lumière du phénomène qui se reflète en elle. Nous dirons avec Platon que les idées de toutes choses forment un ordre ontologique et que les choses réelles dérivent de cet ordre, auquel elles restent inférieures. Eh bien, si nous modernisons le dualisme antique, nous dirons non plus que l'ordre ontologique prime sur l'ordre réel, mais que la subjectivité transcendantale est le fondement de nos connaissances, et que nous ne trouvons aucune chose dans le monde réel, qui n'ait pas son fondement dans un modèle éternel. Ainsi nous aurons réalisé la liberté, vers laquelle tend l'esprit, puisque nous aurons prouvé que le primat de toute chose est dans les possibles, que la subjectivité transcendantale contient en elle et projette comme les conditions aprioriques de toute expérience réelle. Ainsi la forme intellectuelle, que prend la liberté, est la thèse de l'apriorisme comme fondement de toute expérience.

Cet apriorisme est-il suffisamment fondé? Est-ce que la libération de l'esprit, qui est chose émotive et morale, n'ouvre pas une perspective intellectuelle toute contraire à la structure de la connaissance et par là même irréalisable? Est-il vraiment juste de dire que toute connaissance empirique n'est autre chose que confirmation et illustration d'une idée déjà présente à l'esprit? Est-ce que la libération idéaliste n'est pas un peu bon marché, si elle consiste à prétendre seulement et non pas à prouver que tout contact avec le réel dans l'expérience n'est autre chose que la confirmation, la clarification d'une connaissance que l'esprit possède déjà à l'état virtuel? Si vraiment l'esprit est libre en ce sens, que lui-même possède et produit les contenus, pourquoi se tourne-t-il toujours de nouveau vers l'expérience dans le but de s'enrichir, au lieu de se replier sur cette richesse, qui est prétendue contenir comme possible tout ce qui est réel et même plus?

Ces objections se posent de manière plus urgente quand il s'agit de la totalité du réel qui est le monde. La doctrine de l'idée-modèle et de ses réalisations toujours inférieures est-elle applicable à l'ensemble des choses? Faut-il poser, que le tout, lui aussi, est la réalisation défectueuse et non pas unique d'un modèle supérieur, ou bien est-ce que le dualisme du modèle et de la réalisation atteint-il ici sa limite? Il est certain en tout cas que Platon a hésité devant la conséquence du dualisme par rapport au monde. Il dit bien dans le Timée que ce monde a été fait d'après un modèle éternel et que, étant dans le temps, il est l'imitation inférieure à son prototype. Mais la conséquence du dualisme aurait été que ce monde ne serait qu'une des illustrations ou copies qui ont été faites sur l'unique modèle. Et cela, Platon a refusé à l'admettre. Il met en relief que ce monde, tout en n'étant que la reproduction de son éternelle idée, est pourtant unique (μονογενής) et ainsi il lui confère une distinction qu'il n'a revendiquée pour aucune autre chose terrestre. Platon a donc en un sens limité sa doctrine des idées, en posant une seule réalité qui, puisqu'elle partage avec son modèle l'unicité, s'approche de celle-ci au point d'effacer la distinction entre le modèle et sa réalisation.

Et voilà que Husserl se butte au même problème. Lui il cherche d'après son interprète l'origine du monde et il s'obstine à le faire surgir de la subjectivité transcendantale. Ne dit-il pas dans un de ses écrits derniers que la subjectivité « laisse valoir » la réalité mondiale, ce qui suggère qu'elle serait libre de la laisser tomber et de l'anéantir? Husserl a donc maintenu jusqu'à la dernière conséquence l'exigence idéaliste. Mais cette conséquence a fait ressortir d'autant plus clairement que rien ne se fonde sans l'appel à l'expérience. L'intersubjectivité, qui sert de base en vue de la constitution du monde, ne saurait se déduire, elle est un fait qui doit servir pour appuyer d'autres faits.

Et ainsi nous arrivons à voir un aspect déjà devenu historique de la phénoménologie : c'est l'exigence idéaliste qui y semble essentiellement impliquée et qui est pourtant le fruit de conditions historiques, qui restent en dehors du fond de la doctrine.

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Après avoir critiqué la stérile prétention que la phénoménologie a eu en commun avec l'idéalisme, de pénétrer au-delà du monde, demandons-nous en quoi peut consister sa valeur permanente. Si nous refusons d'admettre aucune méthode qui prétende dépasser le réel, c'est dans le réel et dans la connaissance que la recherche nous en procure que nous devrons chercher la valeur de la phénoménologie. Aussi laisserons-nous tomber premièrement l'idée de la constitution du monde par la subjectivité transcendantale : par là même nous éviterons d'interpréter la conscience naturelle en faveur de l'idéalisme, ce qui revient à lui prêter une interprétation nettement opposée à son intention. En rétablissant ainsi le réalisme de la conscience naturelle, nous sacrifierons aussi l'idée d'une infériorité du réel par rapport au possible. Nous nierons la capacité d'une subjectivité même transcendantale, de projeter, de ses propres forces, les cadres et les contenus possibles d'une expérience ultérieure. Nous déclarerons illusoire l'idée que le possible devance le réel et que le monde pourrait être dérivé de quelque chose qui lui soit antérieure.

En donnant ainsi une part beaucoup plus fondamentale à l'expérience, nous devons réviser aussi le rapport entre l'expérience et l'idée tel que la phénoménologie l'avait posé. C'est qu'en effet ce rapport a été minimalisé par Husserl en faveur de l'imagination libre. Le maître se plaisait à relever que pour l'intuition essentielle, un seul contact avec le réel peut suffire pour que l'idée surgisse. En principe un seul spécimen d'expérience suffirait pour faire jaillir l'idée. Nous opposerons ainsi que l'induction perd en principe toute valeur, alors que la connaissance du phénomène a beaucoup à gagner d'une familiarisation, qui passe par le plus de cas possibles. Il est vrai que l'essentiel peut se révéler à la rencontre d'un seul cas concret, comme les mathématiques le prouvent. Mais cette particularité est peut-être propre aux mathématiques exclusivement et ne se réalise pas en dehors d'elles. Dans les autres domaines de la connaissance, l'essentiel ne s'acquiert pas d'emblée, mais par l'élaboration d'autant de données que possibles. L'essentiel donc ne jaillit pas à la première expérience et à plus forte raison ne lui précède pas, mais il se dessine à travers les expériences. Et s'il en est ainsi, l'induction et l'intuition de l'essentiel ne s'excluent plus. Il est dangereux de mettre l'essentiel uniquement sur le compte de la subjectivité transcendantale : c'est en affirmer l'importance que de penser, que non pas en dehors de l'expérience, mais à travers elle l'essentiel s'établit. Si les essences sont non plus des intentions pendant en l'air, mais des patrons constants de l'expérience même, n'est-ce pas là une fonction plus abritée à l'arbitraire du subjectivisme que la garantie qu'offre la distinction un peu factice entre le sujet empirique et le sujet transcendantal?

Donc, l'intuition que la phénoménologie met au premier plan et l’induction qu’elle relègue peuvent se concilier. En est-il ainsi de même de la description et de l'expérience? Je le crois. La description est une idée fondamentale de la phénoménologie, qu'il s'agit de conserver de toute façon. Mais la description n'a rien à voir avec l'idéalisme, au contraire. Elle est tout simplement une méthode par où on s'approche du réel et de l'expérience. Et cette méthode n'est pas également valable sur tous les domaines de l'expérience. Dans le domaine de la nature p. ex., c'est le symbolisme mathématique qui s'est révélé être la forme adéquate de la connaissance. Même là, la description peut être utile, mais seulement pour fixer le point de départ, qui est la conscience naturelle des choses de la nature. C'est que la description rend conscients les aspects cognitifs, qui ont précédé à la connaissance rationnelle. C'est là sa fécondité qui n'embrasse pas seulement la conscience européenne, mais aussi celle des autres civilisations et des primitifs p. ex.

On peut dire que la conscience subjective dans toutes ses manifestations est du ressort de la phénoménologie. Elle reprend ainsi une idée de Leibniz, celle de l'infinie multiplicité d'aspects que prend le monde dans les consciences individuelles. Mais cette préoccupation de vouloir reconstituer partout la subjectivité originaire n'était pas sans danger. Il n'y a qu'un pas entre l'idée de cette reconstitution et une autre, celle d'une réduction de la connaissance objective à son point de départ comme base. Husserl a fait ce pas décisif. Après avoir découvert le point de départ de la connaissance, il a déclaré ce point de départ pour la base apriorique de la connaissance et il a prétendu que l'expérience n'y ajoute rien d'essentiel, rien qui ne soit dominé par les cadres que la subjectivité transcendantale projette sur le monde avant toute expérience. Et ici Husserl s'est trouvé dans la même erreur que les kantiens orthodoxes qui, eux aussi, nous déclarent que l'expérience ne peut qu'illustrer les structures transcendantales, qu'elle ne peut qu'obéir aux cadres que l'esprit lui-même projette d'avance. Or, ce conservatisme de l'apriori, fortifié par l'idée que cet apriori est déjà présent dans la conscience naturelle, que c'est elle qui, en parlant de la nature, délimite un cadre essentiel dans lequel l'expérience doit se mouvoir; ce conservatisme condamnant l'expérience à ne jouer qu'un rôle secondaire, à ne jamais être prise au sérieux, à n'être pour rien dans le progrès de la connaissance, est la raison même pour laquelle la phénoménologie a eu si peu d'emprise sur les sciences. C'est que dans les sciences, en effet, il y a l'élément rationnel et l'expérience, mais cet élément rationnel n'y figure pas comme un apriori, qui contiendrait déjà tout l’essentiel de la connaissance, au contraire : ce rationnel est hypothétique et provisoire et l'expérience même peut donner lieu à le reprendre et à le modifier. Si l'idéalisme nous invite à prendre l'apriori pour immuable, le développement des sciences semble prouver que l'apriori n'est pas du tout donné une fois pour toutes, qu'il n'y a pas dépendance unilatérale de l'expérience par rapport à l'apriori, mais dépendance mutuelle, que la forme ne domine le fond qu'à titre provisoire, puisque le fond arrive bien à briser la forme et à l'obliger à s'adapter à elle. Si la forme tend toujours à se raidir, si elle est conservatrice, c'est le contact avec le fond qui la renouvelle et la modifie. Si c'est là l'enseignement du progrès dans les sciences, il est, nous le répétons, compréhensible que l'épistémologie des sciences ne sait comment utiliser les vues de la phénoménologie.

Il en est tout autrement des sciences humaines et culturelles. C'est là que la phénoménologie a prouvé toute sa fécondité. Elle a appris au chercheur des choses humaines à réaliser solidement et précisément les structures de son domaine particulier d'expérience. Elle a eu dans ce domaine une fonction éminemment humaine, celle d'apprendre à l'esprit du savant à s'effacer soi-même et se plonger dans l'objet. Elle a aidé aussi à mieux situer la conscience naturelle du monde par rapport à son objectivation rationnelle. Elle a rappelé à une pensée qui tendait à se figer et à se raidir dans sa propre rationalité qu'elle est entourée, dans la réalité humaine, d'un vaste réseau d'éléments plus ou moins conscients, émotifs et d'ordre non-rationnel. Ce que faisant au service de la vérité, elle ne pouvait pas ne prêter appui à l'irrationalisme en vogue et qui a été prôné avec une si extraordinaire vigueur par le plus grand élève de Husserl, Heidegger. En se plongeant dans la conscience humaine dans toute la variété de ses tendances spirituelles, elle a grandement contribué à cette compréhension neutre qui ne dit ni oui ni non et qui est l'apanage du phénoménologue. Mais en éclaircissant ainsi les domaines de l'expérience humaine, négligés puisque condamnés trop facilement par la pensée rationnelle, elle ne pouvait pas ne pas ouvrir la porte à la métaphysique. Quand la réflexion philosophique se penche sur les tendances métaphysiques de l'esprit humain, elle se tient à l'aspect immanent, mais il est presque inévitable qu'en s'inclinant avec sympathie intellectuelle sur les pensées métaphysiques, elle ne devienne pas, à un certain degré, elle-même métaphysicienne. Et ainsi il est arrivé à la phénoménologie d'être considérée comme une méthode pour rétablir la métaphysique. Ceci est certainement une altération de son sens originaire. Le fait de décrire la conscience naturelle avec ses intentions métaphysiques n'oblige pas le phénoménologue à dire oui à ces intentions, au contraire. Comme descripteur, il est « neutre » et il doit vouloir le rester en tant que philosophe.

Ici il y a lieu de revenir à ce virement dialectique de la description du réalisme naturel qui, chez Husserl, nous l'avons vu tout à l'heure a mené à l'idéalisme qui en est l'opposé. Cet abandon du monde réel par la phénoménologie, nous le voyons se contrebalancer par une affirmation, qui dépasse nettement l'horizon de l'épochè phénoménologique. Y a-t-il un rapport intrinsèque entre cet abandon d'une part et cette transgression de l'autre, entre le sacrifice de la réalité du monde et le passage à la métaphysique? Nous avons lieu à le supposer. Il y aurait lieu aussi à pousser plus loin l'examen de ce développement curieux du grand maître. Mais quel que soit le résultat d'un examen plus poussé de ce qui à nos yeux est une double défection, nous ne refuserons jamais le respect le plus profond et la reconnaissance la plus vive à celui qui nous a aidé à mieux voir les réalités dans le domaine des sciences humaines.

En effet, on pourrait dire, que la phénoménologie est une méthode de connaissance de caractère éminemment humain et même humaniste, qu'elle a fait œuvre d'humanisme, quand elle a rappelé à un rationalisme devenu trop doctrinaire que les vérités objectives et universellement reconnues, comme la mathématique et la physique, ne sont pas celles sur laquelle la vie spirituelle des hommes se règle, que la raison parfois, dans ces domaines, atteint des hauteurs toutes construites et qui restent vides puisque la vie consciente des hommes, même instruits, éprouve de la peine à s'y installer. Et si l'âme ne réussit pas à intégrer ces hautes valeurs de connaissance, elles tombent en servitude pragmatiste, pour n'être dorénavant que des outils techniques, dans l'ordre matériel, pour être utilisées par l'industrie moderne et être mises au service de la chasse au profit et au confort matériel. Si Husserl a vivement condamné cette pragmatisation des connaissances scientifiques, s'il a exigé et prêché le retour à la connaissance pure, aux intuitions théoriques, qui fondent les applications dans des bases spéculatives, n'a-t-il pas fait œuvre d'humaniste en rappelant au pragmatisme moderne que toute activité est extériorisation et en un sens même déchéance, par rapport à sa source originaire, qui est la pensée désintéressée?

Et il a fait œuvre d'humaniste non seulement par cette idée entièrement classique du primat de la vie spéculative. La psychologie individuelle et collective lui est grandement redevable aussi. La phénoménologie appuie l'idée d'une connaissance de l'homme qui ne le dissèque pas en éléments sans lien mais d'une connaissance totale, qui laisse valoir tous les éléments complexes dont se compose l'image d'une personne humaine; il veut retenir toutes les métaphores, par lesquelles l'intuition directe d'une personne humaine s’exprime; aussi attache-t-il une très grande valeur à ce que la conscience naturelle, la vie immédiate a déposé d'impressions, de sentiments, de visions dans le langage. Un élève distingué, M. Plessner (Groningue), est même allé jusqu'à dire que le phénoménologue pour la méditation sur les phénomènes humains, prend le langage comme guide, que le vocabulaire des appréciations et des caractéristiques dont se servent les hommes entre eux, en dehors de toute science, révèle une richesse de connaissances valables. Un autre penseur, M. Klages, dans sa caractérologie, a pris la terminologie existante sur les types humains comme point de départ pour les classifications.

Une psychologie phénoménologique, ainsi conçue, qui s’efforce de connaître en approfondissant la conscience naturelle et immédiate, ne partira pas par le détour de l’induction ou de la statistique. Elle usera de toutes les forces de l'intuition directe qui jouent dans les contacts de personne à personne. Elle aspirera à la description d'autres personnalités en elle-même, qu'elle ne pourra atteindre qu'en éliminant ses propres points de vue. Le psychologue phénoménologique est donc invité à un effort d'objectivation, mais non pas l'objectivation rationnelle qui dans les sciences physiques mène aux formules. L'objectivation qui est exigée pour le phénoménologue, est de nature non pas rationnelle, mais humaine. Il ne voudra pas expliquer la personnalité d'autrui, mais la comprendre (nicht erklären, sondern verstehen), comprendre dans le sens d'une identification de l'autre à soi-même dans la mesure du possible. Le psychologue phénoménologue fera donc œuvre de science, puisqu'il fait œuvre d'objectivité, mais son objectivité à lui en sera une pleine d'intérêt pour l'autre être humain et même de respect. Il y aura dans l'objectivité du phénoménologue, puisqu'elle s'applique à la sphère humaine, toujours une corde particulière qui vibre, toujours un fond d'humanisme. Et c'est ainsi que son concours sera précieux dans toutes les situations humaines et interhumaines, que la science et la philosophie ont pour tâche d'éclairer. Tantôt ce sera sur l'âme de l'enfant, si différente de la sienne, que se penchera le phénoménologue en se rendant compte que l'enfant n'est pas un petit adulte ni un esprit arriéré par rapport à ce qu'il va devenir un jour, mais un être particulier, dont la structure psychologique a ses propres lois de conduite, d'intelligence et de sensibilité. – Tantôt ce sera sur le malade mental ou sur le primitif que se penchera le regard du psychiatre ou de l'ethnologue phénoménologue, sur la mentalité prélogique ou la religion bouddhique; et ce sera toujours le respect qui commandera son attitude, la conviction intime qu'il y a là une réalité riche, mais difficilement accessible, à cause de nos préjugés ancrés, qui tendent à se dresser en vérités et valeurs universelles.

N'est-il pas faire œuvre d'humaniste que de prôner cette méthode de compréhension, de respect et de relativité, qui tend toujours à laisser valoir l'autre au même titre que soi-même, à pénétrer dans des mondes spirituels, qui nous entourent, dans les êtres chers et proches ou étrangers et lointains, n'est-ce pas là élargir ses propres limites et comme se fusionner dans l'immense océan des réalités humaines? Aussi est-il compréhensible que la phénoménologie a rendu à maints psychologues, biologistes, historiens, sociologues, le service de les rendre plus conscients du but intime de leurs efforts scientifiques, Et je ne voudrais surtout pas par la critique des tendances idéalistes qu'a prises la phénoménologie chez son fondateur, offusquer la grande contribution aux sciences humaines et à l'humanisme qu'il nous a léguée. Je le voudrais autant moins que le sort personnel de cette universalité de la raison spéculative et de l'esprit ouvert à toutes les structures humaines a été tragique. Husserl a vécu dans un pays qui plus qu'aucun autre a trahi l'humanité et il a vu dans la dernière phase de sa vie, ses plus grands élèves se laisser emporter par cette vague de fond qui s'appelle nazisme et qui, quand elle se brise en écume de la pensée, est nettement antirationaliste et antihumaniste.

Et je terminerai en rendant encore une fois à l'humaniste universaliste qui fut Edmund Husserl par le noyau le plus précieux de sa pensée, l'hommage de toute la gratitude, que lui doivent non seulement ses élèves dans un sens plus limité, mais tous les penseurs de notre époque préoccupés à connaître les réalités humaines et à servir la cause de l'humanité.

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