Dans l'ombre du structuralisme

Šklovskij, Merleau-Ponty… et Špet?

Patrick Flack

pp. 393-404


Nous allons aborder ici la pensée de Gustave Chpet dans le contexte d’une lecture particulière de l’histoire du structuralisme. Cette lecture se focalise sur la présence en filigrane d’une interrogation très tôt mise entre parenthèses par le structuralisme lui-même, mais qui néanmoins l’a hanté avec persistance, et cela dès ses origines, au sein du formalisme russe. Il s’agit de la question du sens de la perception, ou, en des termes plus phénoménologiques, de la question des modes de donation du sensible dans des structures intelligibles et signifiantes. Notre objectif est d’obtenir ainsi une perspective critique sur un enjeu très important de la philosophie de G. Chpet, c’est-à-dire sa conception ontologique du signe.

Peut-être faut-il commencer par légitimer cette volonté d’envisager le structuralisme dans une perspective « ontologique ». En effet, il est compris d’ordinaire, à la suite de F. de Saussure, comme une théorie du sens linguistique, une pure sémiotique, qui au moyen notamment des catégories de « langue » et de « parole » se libère de la dimension empirique du langage. En fait, une telle compréhension du structuralisme n’est cohérente qu’au prix de l’exclusion de ses sources slaves. Ainsi, par exemple, une des étapes décisives de son développement, au sein du Cercle linguistique de Prague, s’est effectuée sans la distinction entre langue et parole, à partir de considérations sur la structure d’entités (organiques, géographiques) relevant du monde « naturel »1.

Il faut aussi convenir que le structuralisme n’a cessé d’être agité par la question du rapport du langage à la réalité. Il y a, dans le structuralisme, l’intuition d’un sens pré-linguistique plus fondamental, celui des faits et des choses, que la tâche du langage serait, en principe, d’exprimer. Certes, les structuralistes français adoptent une position sceptique quant à la possibilité de la mise en présence de ce sens, qui, selon eux, renvoie toujours au langage qui tente de l’articuler. Mais loin de manifester l’absence d’enjeux ontologiques dans les théories des linguistes français, ce fait indique plutôt le rôle paradoxal et problématique qu’y jouent les questions du sens de la perception et des modes de sa présence.

Il ne sera possible de mentionner, ici, que quelques exemples de l’interrogation ontologique qui habite le structuralisme. Afin de réduire le champ très vaste du problème qui s’ouvre devant nous, nous nous proposons de partir d’un cadre précis, celui défini par la trajectoire du concept de défamiliarisation [ostranenie], entre formalisme russe et structuralisme. Cette approche est justifiée parce que la défamiliarisation y constitue le nœud du problème qui nous intéresse. Du fait de sa définition, qui est la production d’une perception neuve de la réalité par la perturbation de notre rapport habituel à celle-ci, la défamiliarisation pose le problème de l’articulation et de la donation du sens du perçu lui-même. À ce titre, ses variations peuvent servir à révéler l’état de la question du sens perceptif aux divers moments de l’évolution du formalisme et du structuralisme. Telle qu’elle est présentée par V. Chklovski dans « l’art comme procédé », la défamiliarisation s’annonce comme un concept existentiel. En tant que fonction première de l’art, elle nous oriente vers le concret lui-même. Bien plus, selon V. Chklovski, la vie ne prend vraiment consistance que dans cette sollicitation de la conscience par la défamiliarisation. Citant L. Tolstoï, V. Chklovski précise :

Si toute la vie complexe de foules de gens se passe inconsciemment, c’est comme si cette vie n’avait pas existé2.

De fait, V. Chklovski postule un véritable primat du perçu : le télos de la défamiliarisation est le voir [videnie] vécu et concret de l’expérience esthétique, qui est ontologiquement supérieur et antérieur au reconnaître [uznavanie] fantomatique et automatisé de l’expérience quotidienne. Une inspection plus détaillée confirme la portée ontologique du concept. En effet, l’objectif de V. Chklovski est d’établir la spécificité de l’expérience esthétique et de l’isoler de l’expérience quotidienne. Mais la théorie de la défamiliarisation n’admet pas cette scission, puisque le quotidien n’y apparaît que comme une expérience dérivée et dévaluée, qui requiert une conversion esthétique pour acquérir véritablement son statut d’expérience3. La défamiliarisation semble ainsi être l’unique source de nos expériences nouvelles des choses, qu’elle seule est capable de faire émerger à la conscience. Loin de n’être qu’un simple processus de désautomatisation, qui réactualise toujours les mêmes perceptions prédéterminées, la défamiliarisation déploie ces perceptions en leur sens même et est capable de transformer dynamiquement notre expérience du monde empirique.

Une telle analyse suggère l’existence d’un lien intime entre esthétique et ontologie dans la théorie formaliste. Elle permet d’entrevoir l’idée d’une « onto-esthétique », c’est-à-dire d’une théorie qui pose que l’expérience esthétique présentifie et saisit les objets empiriques en leur sens perceptif. Dans l’expérience esthétique, le sensible s’articule selon des structure propres, il y est donné, pour ainsi dire, dans son intelligibilité matérielle. Malgré son caractère antinomique, c’est exactement cette conception que l’on retrouve dans l’affirmation des formalistes que dans l’art, forme et contenu sont assimilables, la forme étant le contenu, et vice-versa. La question du sens perceptif est donc ici clairement posée.

Cependant, il faut apporter ici une nuance importante : V. Chklovski ne prend pas en compte le pouvoir « ontologique » de l’art que semble décréter la défamiliarisation. À ses yeux, l’art et ses procédés ne sont rien de plus qu’une technique consistant à faire réapparaître mécaniquement une réalité qui s’efface automatiquement, et qui demeure toujours la même en-dehors du jeu simplement psychologique de l’automatisation et de la défamiliarisation de nos perceptions. Il est dès lors exagéré de parler d’une mise en présence des choses dans l’expérience esthétique. Le potentiel ontologique entrevu dans la défamiliarisation est suspendu, et celleci est ramenée au niveau d’une psychologie assez naïve, qui a d’ailleurs été parfois l’objet de critiques.

La défamiliarisation est reprise par Roman Jakobson et intégrée à un modèle plus spécifiquement linguistique. Elle apparaît sous la forme de la fonction poétique ou expressive, c’est-à-dire d’une des six fonctions présentées par R. Jakobson dans « Linguistics and Poetics ». Elle y est définie comme

Cette fonction [qui], en renforçant la palpabilité des signes, approfondit la dichotomie entre signes et objets4 .

L’influence conceptuelle de la défamiliarisation est identifiable ici au fait que la fonction poétique se porte sur la perception – elle affecte la palpabilité du signe – et qu’elle implique une rupture du rapport habituel aux objets. Naturellement, elle présente aussi des différences, la plus fondamentale étant que l’effet défamiliarisant agit désormais à l’intérieur même du langage. Il opère par et sur le signe, et non directement sur la perception des choses.

Cette nouvelle idée de la défamiliarisation repose en particulier sur deux prémisses. Tout d’abord, elle n’est plus le fait de procédés isolés, mais de ce que I. Tynianov et R. Jakobson nomment une « dominante », c’est-à-dire une tension hiérarchique et systémique entre les éléments linguistiques et discursifs. Ensuite, chez R. Jakobson, le langage est conçu comme un médium spécifique, possédant une phénoménalité propre qui conditionne son fonctionnement et son articulation, et qui le rend distinct de la réalité qu’il désigne. Est exclue donc l’idée d’un langage purement référentiel, capable d’agir comme un miroir ou une fenêtre ouverte directement sur les choses. Le langage ne peut en référer aux objets qu’en les médiatisant et en les saisissant d’abord dans ses propres faisceaux de signes5 .

De la sorte, la fonction poétique doit être pensée comme un jeu interne au langage, une agitation de ses structures sémiotiques et de ses significations. Cela n’empêche pas, selon Jakobson, qu’elle affecte nos perceptions de la réalité sensible. Le renforcement de la palpabilité du signe qu’opère la fonction poétique, a pour but, en effet, un approfondissement de l’antinomie entre signe et objet. Or, dit R. Jakobson :

La raison pour laquelle cette antinomie est essentielle est que sans cette contradiction il n’y aurait de mobilité ni des concepts, ni des signes et, de plus, la relation entre concept et signe s’automatiserait. Il n’y aurait plus d’activité et la conscience de la réalité s’effacerait6 .

La fonction poétique est un concept beaucoup plus cohérent que la défamiliarisation. En précisant son mode opératoire dans le langage, lequel était seulement implicite chez V. Chklovski, il est possible de résoudre, selon la logique propre du formalisme, la plupart des problèmes soulevés par la défamiliarisation. Du point de vue de la question du sens perceptif, toutefois, le problème n’est que déplacé.

Certes, Roman Jakobson défend que l’activité poétique du langage résulte, en principe, en une donation des choses empiriques, dans leur sens. Mais on ne peut partager son optimisme. Dans son modèle, seule la variation des signes et des concepts agit sur le lien signe-objet et sur la perception ; l’objet n’est jamais saisi autrement que selon ses déterminations possibles dans le langage. Afin de garantir son contact avec la réalité empirique, le langage dépend en fait d’un jeu de signes à l’infini qui, à vrai dire, ne fait que ressaisir incessamment celle-ci dans ses propres significations. L’idée d’une donation du sens perceptif est donc à nouveau suspendue : la fonction poétique ne produit pas une présence des objets empiriques selon leur sens perceptif, au contraire, elle les médiatise complètement dans leur sens linguistique et les maintient ainsi à distance. La réduction psychologique de la défamiliarisation chez V. Chklovski, se transforme ici en une réduction linguistique.

L’impuissance de la fonction poétique à s’étendre au-delà du langage est acceptée et radicalisée dans le structuralisme français. Nous pourrions même dire, que c’est, plus généralement, la possibilité d’une présence ou donation de l’objet dans son sens perceptif qui y est refusée. Pour les structuralistes, cette présence est toujours médiatisée et différée par un sens d’ordre linguistique7. Cela étant dit, on sait que les structuralistes français ont assimilé la linguistique de Roman Jakobson sans prendre en compte son origine dans le formalisme russe. Dans la mesure où la défamiliarisation se fonde, à l’origine, sur une théorie de la perception, et que cet aspect a été marginalisé, il vaut la peine de se demander si la position de R. Jakobson et sa radicalisation par les structuralistes français constitue vraiment l’aboutissement le plus cohérent qui puisse être donné à la défamiliarisation.

Il faut remarquer, et c’est en particulier le cas chez Jakobson, que la défamiliarisation manque d’un vrai cadre philosophique ; les implications ontologiques de son usage ne sont pas, non plus, réellement interrogées. Ainsi, Jakobson semble concevoir l’objet perçu simplement dans la tradition de la métaphysique occidentale (et de la phénoménologie husserlienne), comme pure présence à soi. Le sens de l’objet réel est une plénitude de détermination, son unité d’essence. Or, si tel était bien le cas, (le conditionnel est de rigueur puisque ces questions ne sont pas abordées directement par Roman Jakobson), nous aurions affaire très probablement à la source de l’impuissance du langage à dire le réel. Il y a en effet incompatibilité entre le mode d’être de l’objet, qui est celui de la pleine présence et d’une pleine détermination de son essence, et celui du signe, qui implique par définition une présence différée, une « différance », une « antinomie » entre signe et objet comme le dit encore R. Jakobson.

Parler ici de « différance » n’est pas innocent. La faiblesse que nous discernons au sein de la linguistique structurale de Jakobson et qui la rend incapable de justifier le lien de la langue avec l’objet perceptif, est comparable au problème du signe que Derrida met en avant dans les Recherches Logiques de E. Husserl. Pour Jakobson, comme pour Husserl, l’objet est pure présence à soi : son sens perceptif est indépendant d’une structuration par le signe, il est la pure expression, sans médiation, de la conscience à elle-même. La critique derridienne a montré les failles de cette analyse et, en rejetant la « métaphysique de la présence », corroboré l’approche sémiotique et anti-substantialiste des structuralistes. L’impasse de la défamiliarisation dans sa vocation à présentifier les choses semble ainsi bien réelle, même après une analyse proprement philosophique.

Il existe cependant une autre critique de la phénoménologie husserlienne, qui fournit une réponse fort différente aux problèmes de la présence et du sens perceptif. C’est celle de M. Merleau-Ponty dans le Visible et l’Invisible. Alors que Derrida critique radicalement l’idée de présence, Merleau-Ponty s’attache à explorer les modalités d’une présence partielle, incomplète. Il y a chez Merleau-Ponty, l’idée, reprise de Heidegger, que l’être se manifeste et se cache simultanément : le donné originaire est marqué par l’absence, l’objet visé de la perception n’est jamais présent dans la plénitude de ses déterminations. À ce titre, le mode d’être de l’objet est identique à celui du signe et il redevient possible de penser un contact, une prise du langage sur le sens du perçu. Cela est d’autant plus vrai que, pour Merleau-Ponty, nos perceptions sensibles reçoivent elles-mêmes une forme grâce au signe intelligible, autrement dit, elles sont structurées et marquées par la transcendance, et cela au niveau du sensible même. Yves Thierry, un interprète important de Merleau-Ponty résume ainsi ce point de vue :

Le sensible [...] n’est pas un autre ordre que l’intelligible, mais l’élément dans lequel une intelligibilité peut avoir lieu : […] les phénomènes qui en sont les concrétions les plus directes recèlent une intelligibilité ; et celle-ci n’est autre que la réalité manifestée de la production et de l’organisation internes de ces phénomènes8.

Il y aurait évidemment encore beaucoup à dire sur la pensée de Merleau-Ponty elle-même, sur ses rapports avec le structuralisme et les phénoménologies de Husserl et de Heidegger, et surtout sur les possibilités qu’elle offre tant par rapport à la défamiliarisation qu’au sens de la perception. Il ne peut toutefois être question ici que de l’évoquer pour suggérer l’horizon qu’elle ouvre. Cet horizon permet d’envisager un dépassement des limitations psychologiques, puis linguistiques de la défamiliarisation, chez Chklovski, puis chez Jakobson. En effet, la pensée de Merleau-Ponty semble fournir un cadre philosophique qui donne sa pleine puissance aux implications onto-esthétiques de la défamiliarisation, et fait véritablement justice à l’idée d’un sens perceptif accessible dans une expérience qui serait donc par définition esthétique. Les deux éléments qui ouvrent la voie à cette possibilité, sont la critique heideggérienne de l’objet comme plénitude de détermination, et l’idée, très proche de celle de Chpet, que la perception sensible possède sa propre intelligibilité, qu’elle est toujours déjà structuration et articulation d’un sens concret.


C’est à double titre que l’œuvre de Chpet s’intègre au problème de la compréhension philosophique du sens perceptif esquissé ici. D’une part, un de ses thèmes centraux est celui du sens du vécu concret, problème en apparence synonyme de celui du sens perceptif. Dans Le Phénomène et le sens9, Chpet s’attache à décrire de façon unifiante la structure à la fois intelligible et sensible de notre rapport au monde. Il ne porte cependant pas sa réflexion directement sur le sens du perçu, mais plutôt sur « la logique de la constitution du monde historique et culturel »10. Ce qui l’intéresse, c’est le monde se donnant comme horizon vécu de sens. Le problème du sens perceptif est donc certes impliqué dans sa pensée, mais de façon secondaire.

D’autre part, Chpet fut un interlocuteur clé de Jakobson, dont il influença par exemple la réception de Husserl. Il remplit ainsi un rôle historique de pourvoyeur de fondements philosophiques au structuralisme pragois. À ce titre, on peut espérer trouver chez lui des éclaircissements supplémentaires sur les enjeux philosophiques de la théorie de Jakobson, en particulier sur les origines de la faiblesse de sa démarche eu égard au sens perceptif.

La réflexion de Chpet sur le sens du donné concret s’amorce par une critique de la très importante notion husserlienne de donation du sens par la conscience intentionnelle, la « Sinngebung ». Selon Chpet, Husserl ne fournit dans Ideen I aucune justification de cette faculté de la conscience11. Or, il est exclu à ses yeux, sous peine de tomber dans l’erreur de l’idéalisme kantien, de considérer cette faculté comme le pur pouvoir d’une conscience subjective transcendantale. Il faut donc chercher ailleurs la source du sens. Cette source, Chpet la voit dans l’existence d’une intuition « intelligible », autrement dit, d’une troisième intuition donatrice, qui saisit ce que Chpet nomme l’entéléchie de l’objet, le « sens interne » selon lequel un objet se constitue concrètement pour la conscience, dans l’unité signifiante de ses apparences multiples.

Avec cette idée de l’intuition intelligible, et son corrélat de « sens interne » ou d’entéléchie, Chpet considère que certains objets, pour être perçus adéquatement, ont besoin d’être visés et saisis comme « signes ». Dans certains passages de Le Phénomène et le sens, G. Chpet s’avance jusqu’à dire que tout objet se donne aussi et surtout comme signe. La conscience intentionnelle est donc placée d’entrée de jeu dans l’horizon concret du sens, donné originairement par l’intuition intelligible. En d’autres termes, Chpet postule ici une vraie logique de l’expérience. On semble très proche de l’idée de M. Merleau-Ponty sur une articulation systématique intelligible du sensible. Mais cette apparente analogie doit être traitée avec précaution.

Le « sens interne » est conçu par Chpet dans Le Phénomène et le sens de façon téléologique et fonctionnelle, comme le sous-entend le choix du terme d’entéléchie. En conséquence, il lui est difficile de justifier l’extension de l’intuition intelligible à des objets qui ne se déterminent par rapport à aucun horizon fonctionnel, par exemple, ceux du monde de la physique. Quel est le sens interne de ces objets, quelle est leur logique propre ? Pour répondre à ces questions, il faudrait postuler une téléologie du monde physique, solution spéculative et radicale. Mais Chpet hésite quant à l’extension de l’intuition intelligible, et la hiérarchie des trois intuitions – eidétique, empirique et intelligible – fait alors problème.

En effet, d’un côté, Chpet considère l’intuition intelligible comme seule donatrice originaire ; les intuitions éidétique et sensibles sont dérivées, et, en un certain sens, abstraites. Mais cette vision est menacée, on l’a vu, par la conception téléologique du sens, qui ne permet pas de rendre compte du sens des objets non fonctionnels, autrement dit, ceux dont le sens est purement perceptif. D’un autre côté, Chpet semble aussi suggérer que les intuitions ont toutes statut d’originarité et livrent chacune une « couche » du vécu concret, qui se donne alors adéquatement lorsqu’il est synthétisé dans un acte qui les saisit ensemble. Si l’on choisit cette interprétation, beaucoup moins originale, on est immédiatement reconduit au problème husserlien du sens du perçu, puisque dans ce cas, l’objet physique est donné par l’intuition sensible dans une pleine détermination, non médiatisée par le signe. On sait quelle épée de Damoclès derridienne menace cette conception.

Chpet a, semble-t-il, privilégié l’idée de l’intuition intelligible comme seul acte donateur originaire. C’est cette idée qui sous-tend ses recherches ultérieures, et qui explique, en particulier, sa tentative, dans le cadre plus restreint d’une philosophie du langage, de redéfinir sa conception problématique de l’« entéléchie », non dans des termes téléologiques, mais dans ceux du concept humboldtien de « forme interne ». À ce sujet, on peut se demander si l’introduction de ce concept permet de lever le dilemme lié au sens purement perceptif, que soulevait son approche fonctionnelle du sens. Effectivement, la « forme interne » définit le sens comme un rapport structural entre extériorité sensible et intériorité intelligible, qui peut donc s’appliquer même aux objets physiques. Tout objet posséderait ainsi « originellement une structure de base12» signifiante et concrète, donnée dans l’intuition intelligible ou dans l’acte herméneutique.

Cette perspective plus proche de Merleau-Ponty est prometteuse, mais elle est hypothétique, puisque Chpet n’applique son concept de forme interne qu’aux mots, pas aux objets physiques. De plus, elle présenterait encore un autre défaut. En effet, Chpet conçoit l’acte herméneutique comme donneur d’adéquation, saisissant donc l’objet dans la plénitude de ses déterminations. Or, il y aurait là contresens, puisque le recours à une interprétation, la nécessité d’un acte herméneutique, implique par définition une incomplétude du sens, une indétermination. Si l’objet ne se donne originairement que dans le prisme d’une structure signifiante, peutil se donner dans une pleine présence ? N’est-il pas toujours aussi le signe d’un quelque chose d’autre, qui justement n’est pas là, ne se donne que de façon dérivée, incomplète, inadéquate ? Si, comme Chpet, qui a pleine confiance dans la « positivité » de sa philosophie, nous voulons concevoir l’objet comme une plénitude de détermination, et l’intuition intelligible de celui-ci comme adéquation, alors l’acte herméneutique perd sans aucun doute son fondement, car il ne rejoint jamais l’objet, celui-ci étant toujours, dirait Derrida, différé dans sa présence. En d’autres termes, les idées de Chpet semblent très vulnérables, lorsqu’elles sont affrontées à une critique sceptique et relativiste.

En résumé, la position de Chpet sur la question du sens de la perception est ambivalente, elle ne réalise que la moitié du chemin pressenti. D’un côté, Chpet problématise la question du sens vécu, et ouvre des possibilités philosophiques sur la constitution structurale et concrète de ce sens, qui ont été appliquées immédiatement par Jakobson au langage et reprises ensuite indirectement par Merleau-Ponty. D’un autre côté, il ne critique pas l’idée métaphysique de l’objet comme plénitude de détermination et ne parvient donc pas à une conception satisfaisante du sens du perçu, question qui, il faut le rappeler, ne l’intéresse qu’indirectement. Ce dernier point est rendu particulièrement évident par les limites de sa démarche herméneutique. En effet, il en a une conception préheideggérienne et ne s’engage pas dans la voie d’une herméneutique de la facticité. Ce désintérêt pour les choses dans leur matérialité se manifeste aussi dans son esthétique. En effet, loin d’adopter les idées modernistes défendues par exemple par les formalistes, il s'attache à une esthétique symboliste. Pour lui le travail esthétique s’effectue dans le domaine du signe, du symbole, en jouant entre sens logique et expression, sans se rapporter directement à la « matière » sensible. À ce titre, il se distancie de l’optique existentielle de la défamiliarisation et de sa dimension onto-esthétique.

En conclusion, dans la mesure où la pensée de Chpet est préheideggérienne et préstructuraliste, il faut surtout souligner la contribution de cette pensée à la question de la compréhension philosophique du sens du perçu. La simple existence de l’œuvre de Chpet sert de confirmation et d’illustration de la logique et du développement historique de ce questionnement dans l’ombre du structuralisme. Elle suggère en tout cas très clairement, que l’éclaircissement de la question du sens du perçu nécessite une double approche, phénoménologique et structuraliste, et que le rôle de Chpet, parce qu’il est à la croisée de ces deux mouvements, est très important. Ceci apparaîtrait encore plus clairement si on mettait également en avant l’importance, pour une conception cohérente du sens perceptif, de deux thèmes qui ne sont apparus qu’en filigrane dans cet exposé : d’une part le développement d’une compréhension structurale et systématique du sens dans le formalisme (une compréhension qui se distingue fortement de celle de F. de Saussure en ce qu’elle donne lieu à une notion de « système » dont les termes n’ont pas simplement une valeur opposée, et donc en soi négative). D’autre part, le développement, chez Heidegger et surtout chez Merleau-Ponty, d’une conception de la perception comme étant fondamentalement « esthétique », au sens de l’aisthesis grecque, c’est-à-dire d’ouverture première au monde. Le premier point accentuerait l’importance historique de Gustave Chpet. Le second la relativiserait, mais permettrait aussi de mieux rendre compte de l’évolution compliquée de l’élaboration d’une conception cohérente du sens perceptif.

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Translations
(2010) "V teni strukturalizma", in: Ščedrina Tatjana, Gustav Špet i ego filosofskoe nasledie, Moskva, Rosspėn, pp.154-164.
Re-editions
(2018) "Dans l'ombre du structuralisme", in: Flack Patrick, Idée, expression, vécu, Paris, Hermann, pp.173-184.