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pp. 185-203
Avant d’aborder la problématique qui va nous intéresser ici, c’est-à-dire l’éclairage particulier apporté par les travaux de Rozalija Šor (1894–1939) sur les âpres débats théoriques et idéologiques qui ont opposés le formalisme au marxisme en Union Soviétique durant les années vingt du siècle passé, il convient de revenir spécifiquement sur l’histoire de l’ «école formaliste russe» et de replacer les enjeux de sa controverse avec le marxisme de façon suffisamment explicite dans le contexte déterminant de sa dynamique évolutionnaire complexe. Bien qu’ils n’aient pas été les seuls propagateurs d’une approche formelle du langage et de la littérature en Russie, les formalistes russes en ont en effet été les principaux porte-paroles et c’est surtout en relation à leurs idées que la querelle avec le marxisme s’est articulée. De ce fait, la controverse entre formalisme et marxisme – et a fortiori les rôles spécifiques qu’ont joué ses divers acteurs, dont bien entendu Šor elle-même – ne prend tout son sens que lorsqu’elle est comprise sur l’arrière-fond des cheminements divergents, des contradictions internes et des contraintes extérieures qui ont informé l’évolution du formalisme russe.
La question cruciale – et particulièrement ambiguë – soulevée par la controverse marxiste-formaliste est bien sûr celle de son impact sur le développement du formalisme russe et, surtout, sur son rapide étiolement en tant que mouvement original et productif à la fin des années vingt. D’aucuns ont choisis de voir dans cette dissolution relativement soudaine surtout le symptôme d’un échec ou d’un épuisement de la pensée iconoclaste mais conceptuellement fragile des poéticiens de l’OPOJAZ ou du Cercle linguistique de Moscou
S’il est si délicat de trancher définitivement entre ces interprétations pourtant si divergentes, c’est d’abord parce que les représentants du formalisme russe ont orienté leur œuvre dans des perspectives distinctes et ont fait des choix parfois antagonistes bien avant la fin des années vingt. Ainsi, alors que Roman Jakobson (qui émigre à Prague dès 1921) se décide très tôt de se diriger vers une pensée d’orientation clairement structuraliste, que Viktor Šklovskij ne modifia jamais vraiment le cours de ses réflexions théoriques sur la littérature et que Jurij Tynjanov abandonna finalement celles-ci en faveur de sa vocation de romancier, Osip Brik, Lev Jakubinskij, Evgenij Polivanov et dans une moindre mesure Boris Eichenbaum se montrèrent eux – pour des raisons et à des degrés certes très divers – réceptifs à la pensée marxiste et ses préoccupations sociologiques. Cette diversité théorique nous force évidemment à envisager la période charnière autour de 1930 dans la durée, en fonction des différentes orientations adoptées en amont par les formalistes russes, et à la considérer donc tout à la fois comme un épuisement conceptuel, un coup d’arrêt externe et une transition réussie. Il faut bien voir, de plus, que cette dynamique évolutionnaire paradoxale a également opéré au sein même des différentes orientations du formalisme russe : dans le cas de sa « branche structuraliste » (Bogatyrev, Jakobson, Tynjanov, etc.) par exemple, on constate autant un abandon progressif de certaines thèses du premier formalisme (la stricte opposition binaire entre langue pratique et poétique) qu’une adaptation d’autres thèses essentielles (la dominante, les facteurs constructifs, la défamiliarisation) et une rupture forcée, regrettable et regrettée, de la collaboration entre Jakobson et Tynjanov.
Il va sans dire que l’impact du marxisme sur l’évolution du formalisme russe est lui aussi défini par une telle complexité. Les questions qu’il soulève se posent par ailleurs avec encore plus d’acuité et de bagage polémique que celles, pourtant déjà délicates, attenant aux relations entre formalisme russe et structuralisme. Malgré les piques répétées lancées par les formalistes russes à l’encontre de Ferdinand de Saussure, le structuralisme ne s’est en effet jamais vraiment profilé pour eux comme un rival, ni sur le plan théorique, ni surtout sur le plan politique, institutionnel ou idéologique. D’une certaine manière, on peut même dire que le problème des liens entre le formalisme russe et le structuralisme (pragois ou français) est de nature essentiellement rétrospective puisqu’il concerne avant tout les enjeux de la réception longtemps incomplète, partielle et différée du premier par le second. Il en va tout autrement avec le marxisme, un concurrent face auquel les formalistes russes ont du très tôt prendre position et qu’ils ont affronté tout au long des années 1920 dans une intense controverse qui a oscillé entre tentatives de synthèse, hostilités politiques et affrontements idéologiques.
Pour poser rapidement quelques jalons de la controverse entre marxisme et formalisme russeLa langue de Lénine, dans lequel Šklovskij, Tynjanov, Eichenbaum, Jakubinskij et Boris Tomaševskij se livrent chacun à une analyse de teneur formaliste et généralement favorable du vocabulaire et du style de Lenin. Du côté marxiste règne jusque là une certaine indifférence envers le mouvement formaliste, lequel est considéré à ce moment là comme un courant éphémère et insignifiant. Le ton change toutefois déjà très nettement avec la publication de Littérature et révolution (1924) par Lev Trockij. Dans cet ouvrage important, Trockij formule une vue très critiques du formalisme russe qu’il dénonce comme une philosophie idéaliste et auquel il ne veut reconnaître de valeur ou d’utilité que comme une méthode d’appoint, un outil auxiliaire à l’analyse marxistePečat´ i revoljucija (Presse et révolution) consacre un volume au formalisme russe (ou plus précisément à la « méthode formelle »), ce dernier y étant critiqué de façon virulente (P.S. Kogan, V. Poljanskij) ou de façon plus constructive, mais néanmoins très sévère par Anatoly Lunačarskij. A partir de ce moment, les critiques acerbes et les pressions politique à l’encontre des formalistes russes ne feront que se multiplier, même si une « dispute » académique est organisée en 1927La méthode formelle en littérature de Pavel Medvedev, un des derniers ouvrages à proposer une approche constructive, quoique toujours essentiellement critique et polémique, des thèses du formalisme russe.
L’enjeu principal de la controverse entre marxisme et formalisme russe a bien évidemment été de nature idéologique et politique, comme le prouvent à la fois les visées institutionnelles du LEF, l’invocation de la figure de Lenin et l’intervention dans le débat d’acteurs politiques majeurs tels que Trockij, Lunačarskij ou, en arrière-plan, Stalin. Dans le contexte soviétique des années 1920, de plus, il est clair que les formalistes russes étaient tôt ou tard condamnés à faire acte d‘allégance à l’orthodoxie marxiste-léniniste puis staliniste et aux canons du réalisme socialiste. En ce sens, la controverse formaliste-marxiste a constitué surtout une lutte de pouvoir entre un discours hégémonique et une alternative se battant pour sa survie intellectuelle et institutionnelle. A ce titre, force est de reconnaître un rôle essentiellement négatif et répressif à l’action de la critique marxiste sur le formalisme russe. Comme Victor Erlich l’a très tôt noté, la confrontation toujours plus âpre et plus politicisée entre marxisme et formalisme a néanmoins été relativement productive à ses débuts et a mis en jeu de véritables problèmes théoriques
Sans faire trop de tort à leur diversité, on peut subdiviser les contributions critiques mais constructives – ou du moins pertinentes – apportées par les théoriciens marxistes au formalisme russe en trois axes principaux. Premièrement, il a été reproché aux formalistes russes d’exagérer leur propre importance et originalité. On sait bien sûr que les formalistes russes se sont mis eux-mêmes en scène comme les porteurs d’une méthode radicalement neuve, en rupture explicite et assumée avec toutes les traditions préexistantes. Comme Aage Hansen-Löve l’a bien relevé, leur théorie est elle-même «défamiliarisante», elle met en abîme son propre procédé d’opposition radicale et contrastive à la norme établieex nihilo du formalisme russe est évidemment ambiguë, puisqu’elle a été essentiellement polémique et encline à l’exagération
Deuxièmement, les critiques marxistes ont reprochés aux formalistes russes les graves carences méthodologiques de leurs théories. Ils ont ainsi souligné l’éclectisme des méthodes sur lesquelles les formalistes russes se sont appuyés, leur recours à des explications psychologisantes subjectives et méthodologiquement peu fondées, ainsi que leur tendance à hypostasier de façon naïve des concepts descriptifs tels que la « défamiliarisation » ou la notion clé de « procédé »ad hoc pour justifier des principes dérivés directement de l’esthétique particulière de l’avant-garde russe pré-révolutionnaire. Les formalistes russes eux-mêmes, il faut peut-être le rappeler, ont toutefois vivement réagis à ces accusations, notamment par l’intermédiaire d’Eichenbaum et son célèbre article de 1924 « Les ‘formalistes’ en question ». De façon quelque peu paradoxale, Eichenbaum y revendique la légitimité du pluralisme ou de l’éclectisme épistémologique du formalisme russe (lequel n’a selon lui nul besoin de se soumettre au dogme « moniste » d’un système philosophique unique), tout en soulignant que la nouvelle science littéraire que les formalistes russes ont cherché à mettre en place est en fait conditionnée (et donc méthodologiquement justifiée et fondée) par les spécificités propres de l’objet particulier qu’elle étudiede facto le projet du formalisme russe dans le cadre de l’épistémologie néo-kantienne, n’a probablement pas été suffisamment prise au sérieux.
Finalement, les critiques marxistes n’ont surtout eu de cesse de souligner et de critiquer le manque d’attention porté par les formalistes russes aux dimensions sociales et à la signification historico-culturelle de la littérature. Les critiques marxistes ont déplorés en particulier l’hypertrophie de l’analyse formelle au détriment des autres enjeux (historiques, politiques, socioculturels) des œuvres littéraire. Ces reproches « sociologiques », comme nous l’avons noté plus haut, sont ceux qui ont résonné le plus aux oreilles des formalistes russes et qui ont apparemment donné lieu aux plus grandes inflexions de leur théorie. Dès le milieu des années 1920, ont les voit en effet remettre en cause leur thèse initiale d’une isolation ou d’une indépendance totale du monde de l’art par rapport à la sphère quotidienne ou « pratique » (Šklovskij) et se tourner vers des questions telles que l’évolution littéraire (Tynjanov), la vie littéraire (« literaturnyj byt », Eichenbaum), la production littéraire (Brik). Reste à savoir à quel point ce sont précisément leurs confrontations avec le marxisme qui ont conduit les formalistes russes à se tourner vers des problèmes qu’ils avaient mis entre parenthèses dans leurs premiers écrits : il est clair en effet que les problématiques historiques, sociales et culturelles sont inhérentes à toute théorie de la littérature et que les formalistes russes y auraient été confrontés tôt ou tard. A vrai dire, on peut même être tenté par l’hypothèse que le dogmatisme et l’agressivité des positions marxistes ont en fait prétérité le développement serein de ce versant des théories formalistes russes. Quoi qu’il en soit, on peut conclure cette courte revue de la critique marxiste du formalisme russe en remarquant que, de toute évidence, elle n’a pas mené à des conclusions tranchées et définitives sur la portée et le bien fondé conceptuel des thèses essentielles de ce dernier.
Le rôle de Rozalija Šor dans ce complexe contexte de luttes politiques et de débats théoriques irrésolus est relativement facile à cerner, même s’il est resté discret et nuancé. Il faut en souligner tout d’abord le caractère indépendant, puisque stricto sensu Šor n’a été une représentante ni du formalisme (russe ou autre), ni du marxisme et qu’elle ne s’est nullement engagée dans les affrontements purement idéologiques ou institutionnels entre marxistes et formalistes russes. Il n’en reste pas moins que Šor a partagé un certain nombre de thèses typiques autant du formalisme que du marxisme et que son activité et sa production intellectuelles s’inscrivent dans chacun de ces deux mouvements. Pour illustrer cette inscription historique et conceptuelle des travaux de Šor dans la double mouvance formaliste-marxiste, rappelons par exemple qu’elle fut membre du Cercle linguistique de Moscou dès 1920, puis secrétaire scientifique de la sous-section du folklore de la section de littérature à l’Institut d’état des sciences artistiques (GAChN), de 1924 à 1930. Surtout, elle a consacré un important article, « Formal’nyj metod na zapade » (La méthode formelle en Occident, 1927), à la question du formalisme – une tradition qui selon elle trouve son origine dans la renaissance carolingienne du IXème siècle et qui a véritablement éclot non pas avec le formalisme russe, mais déjà avec les écoles de stylistique et de rhétorique allemande du XIXèmeJazyk et Obščestvo (Langage et société, 1926) ou dans sa recension de Marxisme et philosophie du langage de Valentin Vološinov (1929). Dans « Neotložnaja zadača: k postroeniju marksistskoj filosofija jazyka » (Une tâche urgente : construire une philosophie marxiste du langage, 1931) puis « Na putjach k marksistskoj lingvistike » (Les voies d'une linguistique marxiste, 1931) on la voit adopter, toujours avec distance critique, certaines thèses de Nikolaj Marr, le fondateur et représentant principal de la linguistique marxiste officielle.
En sus de marquer l’indépendance de Šor, ces quelques balises bibliographiques donnent clairement à voir que malgré une certaine affinité initiale avec les idées formalistes, Šor a pris graduellement mais fermement parti pour une position plus sociologique. Son engagement dans le projet formaliste semble en effet avoir été relativement frileux : après tout, dans « La méthode formelle en Occident » elle s’exprime déjà de façon assez critique surtout envers les représentants de l’OPOJAZ et elle y rejette la possibilité d’une autonomie complète de la langue poétique revendiquée par ces derniers. Par contraste, l’importance autant thématique que méthodologique que Šor accorde très tôt au fondement social du langage n’est jamais remise en question et ne fait que se renforcer après son rapprochement avec la linguistique marriste. Malgré cette évolution, il faut néanmoins garder à l’esprit qu’on ne trouve trace dans l’œuvre de Šor ni d’une brusque rupture, ni surtout d’un reniement de ses sympathies initiales avec le formalisme, fut-il occidental plutôt que russe. Il est ainsi notable, par exemple, que les reproches qu’elle formule à l’encontre des formalistes russes en 1927 dans « La méthode formelle en Occident » restent très mesurés (l’article n’a d’ailleurs selon elle qu’un caractère « purement informatif »
Afin d’expliciter les enjeux de l‘approche formaliste et de l’intégrer à une conception sociale du langage, Šor semble en fait avoir adopté une double stratégie vis-à-vis du formalisme. Cette stratégie, mise en place surtout dans « La méthode formelle en Occident », a consisté dans un premier temps à critiquer les excès et les erreurs du formalisme russe, pour ensuite lui opposer une approche formelle supérieure et mieux compatible avec les impératifs d‘une perspective sociologique. Sans surprise, au vu des affinités de Šor avec les positions marxistes, une bonne partie de sa critique du formalisme russe reprend et développe les trois axes argumentatifs que nous avons exposés plus haut. Comme nous l’avons vu, Šor critique ainsi le sens exacerbé que se font les formalistes russes de leur propre importance et originalité. Elle détaille non seulement leur enracinement dans la philologie auditive (Eduard Sievers, Franz Saran) et dans l’ «école rhétorique » allemande (Rudolf Lehmann, Richard Meyer et surtout Bernhard Seuffert), mais se prononce aussi sur la supériorité et la plus grande maturité conceptuelle de cette dernière (« les ‘rhétoriciens’ allemands évitent les erreurs les plus grossières de notre formalisme »prolégomènes essentiels [c’est moi qui souligne] à toute entreprise synthétisante, c’est-à-dire aux reconstructions philologiques ou à la critique textuelle, à l’étude des influences littéraires, à la détermination des conditions historico-culturelles et sociologiques de l’apparition d’un genre ou d’un autre, à l’interprétation psychologique »
Somme toute, ces reproches formulés par Šor à l’encontre du formalisme russe restent relativement vagues et s’inscrivent presque trop parfaitement dans la lignée de la critique marxiste. Même la mention contrastive de la rhétorique allemande n’apporte pas d’arguments nouveaux, puisqu’en elle-même elle ne prouve rien, ni quant au degré d’originalité du formalisme russe (que celui-ci ait été influencé par Seuffert et alia n’empêche en aucune façon qu’il ait transformé leurs idées de façon radicale et productive), ni quant à sa solidité et sa pertinence théorique (que les rhétoriciens allemands aient offert un modèle alternatif n’implique ni que ce modèle soit supérieur, ni que le modèle russe soit défectueux). Si la contribution de Šor était limitée à ces reproches, il faudrait conclure que, malgré son statut relativement indépendant et son ton plutôt mesuré, elle n’a pas proposé autre chose qu’une critique „marxiste“ du formalisme russe tout à fait classique. Il se trouve, toutefois, que Šor a formulé encore une objection, à la fois bien plus originale et plus précise. Au détour d’une phrase de « La méthode formelle en Occident », Šor fait en effet mention « d’une regrettable confusion de la stylistique et de la linguistique qui, chez nos formalistes, est le résultat de leur inattention au moment esthétique dans la structure du mot artistique et d’une hypostase naïve des concepts de ‘signification’ et d’‘expression’ »
D’une manière générale, il me semble qu’il faut comprendre ces remarques comme un rejet de l’idée de « langue poétique » (poetičeskij jazyk) et le projet de l’étudier spécifiquement. En regrettant la «confusion de la stylistique et de la linguistique», Šor semble en effet rejetter explicitement le concept cher à Jakobson d‘une « poétique linguistique » (ou, comme elle le dit elle-même, d’une «dialectologie poétique ») et, avec lui, la possibilité d’expliquer les propriétés esthétiques ou artistiques des textes littéraires d’un point de vue strictement linguistique. Comme le souligne aussi sa mention d’un « moment » esthétique occasionnel dans la structure du mot utilisé artistiquement, Šor refuse de reconnaître l’existence de propriétés esthétiques ou poétiques qui soient liées de façon inhérente et permanente au langage lui-même. De ce fait, elle récuse évidemment un des principes clés du formalisme russe, lequel a justement cherché à faire dériver et à expliquer les qualités poétiques du langage à partir de sa structure « formelle » ou « expressive » intrinsèque.
Comme pour les autres points de sa critique du formalisme russe, l’opposition de Šor à une assimilation des propriétés poétiques du langage à ses attributs formels et expressifs est explicitée dans « La méthode formelle en Occident » par effet de contraste avec l’approche de Seuffert. Selon Šor, Seuffert postule en effet une claire opposition entreles effets esthétiques de la « rhétorique » et ceux de la « poésie », opposition qui rend impossible l’assimilation entre forme linguistique et expressivité poétique voulue par les formalistes russes :
« Анализ художественных средств, которыми располагает реторика, позволяет немецким формалистам провести границу между двумя основными видами художественно-словесного творчества, которые они называют "реторикой" и "поэзией", и установить различие в эстетическом воздействии "реторического" и "поэтического" произведения. В первом сдучае, по мнению авторов "R. F.", оно основано на понимании красоты формы, т.-е. на интеллектуальном акте, во втором — на вживании в настроенность произведения, т.-е. на эмоциональном акте. Для своих произведений реторика стремится прежде всего к совершенству формы. Поэзия — к эмоциональному содержанию и способности напряжения (Spannung).»
Šor, il est vrai, ne souscrit pas entièrement à l’interprétation de Seuffert, remarquant que « on ne peut guère considérercomme réussie l’opposition de la ‘rhétorique’ comme art formel à la ‘poésie’ comme art émotionnel
Tel qu’elle est présentée dans « La méthode formelle en Occident », cette objection additionnelle contre le projet poétique et linguistique du formalisme russe tient évidemment plus d’une vague pétition de principe que d’un raisonnement argumenté. Là encore, on pourrait donc être tenté de réduire Šor au rôle de critique superficielle et polémique. Mais ce serait manquer alors les éclaircissements décisifs et tout à fait intéressants que Šorapporte à son argument dans d’autres textes, en relation notamment à sa mention de « l’hypostase naïve des concepts de ‘signification’ et d’‘expression’ » dont se rendent coupables les formalistes russes. Si Šor n’élabore pas du tout sur cette remarque relativement cryptique dans « La méthode formelle en Occident », il en va en effet tout autrement dans un article daté de la même année, « Vyraženie i značenie: Logičeskoe napravlenie v sovremennoj lingvistike » (Expression et signification : le courant logiciste dans la linguistique contemporaine, 1927), où elle se livre à une explication détaillée de ces deux notions.
Bien que le nom d’Edmund Husserl ne soit pas mentionné une seule fois dans l’article, il ne fait pas l’ombre d’un doute que «Expression et signification » constitue une sorte d’élaboration ou d’appropriation par Šor des thèses centrales de «Ausdruck und Bedeutung » (Expression et signification), la première des Recherches logiques. Outre le titre, Šor reprend dans son article presque toutes les distinctions conceptuelles et innovations lexicales – qu’elle cite de plus toujours en allemand – établies par Husserl dans «Ausdruck und Bedeutung », (Anzeige, Zeichen, Ausdruck, Bedeutung, Bedeutungsintention, Bedeutungserfühllung, anschauliche Fülle, Beziehung auf die ausgedrückte Gegenständlichkeit, etc.). Dans un premier temps, elle se borne même à reconstruire tout l’argument de la première Recherche logique, sans y apporter de modifications ni formuler de critiques substantielles. Ce n’est que dans la seconde partie de l’article, lorsqu’elle se tourne vers la question de la relation entre signification (Bedeutung) et objet (Gegenstand) qu’elle apporte une contribution plus originale, clairement inspirée par la lecture que fait Gustav Špet des Recherches logiques dans Javlenie i smysl (Le sens et l’apparence). Pour faire court, au lieu d’accepter l’équivalence «logiciste» que Husserl semble vouloir poser entre la signification (ou la description) linguistique et le sens de l’objet perçu
« Итак, не представления, индивидуальные и прихотливые, являются общим звеном понимания, причиной того, что говорящий, называя, и слушающий, воспринимая слово-название, будут подразумевать под словом одно и то же. Что же служит этим звеном? Этим звеном является социальный момент в языке, который раскрывается в тот момент, когда слово функционирует в качестве знака.
Le double recours de Šor à la première Recherche logique de Husserl et à Špet est triplement instructif en relation à son objection contre l’usage des notions d’expression et de signification dans le formalisme russe. Pour commencer, on ne peut être que surpris par le fait que ce soit justement en référence à Husserl que Šor cherche à attaquer les formalistes russes. En effet, il est généralement admis que la première Recherche logique a été une source d’inspiration féconde pour Jakobson
La teneur « husserlienne » de l’objection de Šor contre la conception poétique du langage des formalistes russes mène donc à penser que les conceptions de Husserl et de Jakobson sont en fait divergentes, voire diamétralement opposées sur la question de l’expression ou de l’expressivité du langage. Sans rentrer dans le détail de cette opposition que j’ai commentée ailleurs
Ces dernières remarques nous amènent pour terminer au cœur même de l’opposition de Šor à la poétique linguistique du formalisme russe. Nous avons vu plus haut en effet que Šor infléchit la théorie de Husserl en rompant le lien logique que celui-ci pose entre signification, expression et objet pour le remplacer par un lien institué socialement: selon elle, le langage ou plutôt les signes linguistiques sont des institutions sociales qui expriment leur signification d’une manière conditionnée historiquement et culturellement. A ce titre, la couche de l’expression linguistique reçoit donc également chez Šor une certaine autonomie (puisqu’elle est désormais déterminée dynamiquement par la culture, la société, l’histoire et non pas logiquement par les significations abstraites elles-mêmes). Mais au contraire de Jakobson, qui admet tel quel la possibilité du caractère purement expressif du langage et de sa complète autonomie dans la production de ses propres significations (par exemple dans le cas paradigmatique de la zaum‘), Šor est soucieuse de combler le gouffre qui s’ouvre ainsi entre expression linguistique et signification « objective » et d’expliquer comment, malgré leur origine socio-historique contingente, les signes linguistiques parviennent à maintenir une certain stabilité et à rester intelligibles comme les porteurs ou l’expression d’une même signification, d’un sens objectif référant à un même objet toujours identique.
Il faudrait, pour que cet aperçu de la critique šorienne de la poétique linguistique du formalisme russe soit véritablement complet encore détailler comment, dans Langage et société, Šor étaye sa conception des liens entre expression et signification en s’appuyant sur les idées de forme interne et d’image (obraz, obraznost‘) qu’elle trouve dans les travaux d’Aleksandr Potebnja et Anton Marty. Ces explications montrent en effet tout à fait explicitement comment l’insistance des formalistes russes sur le mécanisme poétique de la défamiliarisation met en cause sa propre conception de l‘expression, laquelle postule que les propriétés imagées et connotatives du langage (que la défamiliarisation cherche précisément à perturber) fonctionnent comme les moyens essentiels à la garantie de la stabilité des significations et de la communication entre locuteurs. Faute de place, je me bornerai toutefois à conclure avec les deux remarques générales suivantes. D’une part, il me semble que les arguments détaillés de Šor contre l‘idée formaliste russe d’une poétique linguistique et contre leur conception des relations entre expression et signification montrent clairement qu’elle n’a pas été une critique marxiste classique et que ses objections étaient fondée non sur un rejet dogmatique de toute approche formelle du langage et de la littérature, mais sur un point de vue philosophique riche et complexe. A ce titre, les travaux de Šor jette une lumière intéressante à la fois sur la controverse entre marxistes et formalistes et sur les implications théoriques (notamment phénoménologiques) du formalisme russe. Mais d’autre part, il me semble que malgré toute la subtilité et la finesse de son analyse, la critique de Šor évite plus qu’elle ne relève le défi posé par le postulat formaliste russe d’une couche expressive spécifique et autonome dans le langage. A mes yeux, son recours dans Langage et société précisément aux idées (la forme interne, l‘« obraznost‘ ») et aux penseurs (Potebnja) que les formalistes russes avaient explicitement critiqué dix ans plus tôt témoigne d‘un rejet catégorique des perspectives théoriques ouvertes par les formalistes russes sur la nature de l’expressivité linguistique – rejet qui provient de façon évidente du souci théorique qu‘a Šor de fournir un fondement socio-culturel au langage.
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