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Considérons un écrit imprimé moderne, ainsi de ces deux pages de La
Main coupée de Blaise Cendrars (1946 : 260-261) (fig. 1), que voyons-nous ?
Assurément, des tracés noirs et du « non noir » (fig. 2). Pour autant, ce « non noir »,
que par tradition nous qualifierons de « blanc », n’est pas identifié comme homogène, le
lecteur distinguant différentes qualités de blanc :
Une page écrite peut être vue comme un essaimage de « blancs ». Le blanc peut préciser un contour, définir des bordures : c’est la marge. Il sépare les lettres et trace la frontière des mots. Il encadre des sections du discours qui s’appellent chapitres, titres, chants, strophes, paragraphes, alinéas. Tous ces blancs diffèrent par l’étendue, la forme, la fonction, et aussi la quantité et la qualité d’invention qu’ils peuvent supporter (Sandras 1972 : 105).
C’est l’hétérogénéité de ce blanc, depuis longtemps repérée par le lecteur, que nous
interrogerons ici car, si « [t]ous ces blancs diffèrent », certains cependant
remplissent une même fonction et doivent être rapprochés, alors que d’autres jouent un
rôle tout à fait différent. Lesquels, du blanc interlettre, du blanc intermot, du blanc alinéaire ou
encore du blanc de page — pour ne citer que les plus connus —
doivent-ils être regroupés, ou, à l’inverse, dissociés ? Telle est la question à
laquelle nous souhaitons répondre ici, envisageant les pages en linguistes de l’écrit.
Nous suivrons pour cela l’hypothèse de Favriaud (2014 : 46) selon qui la « ponctuation
blanche […] entre en interaction avec la ponctuation noire et fait système avec elle
dans les textes ». Nous serons plus particulièrement guidés par les questions
suivantes : Comment opère cette interaction ? Quel rôle éventuellement spécifique y joue
le blanc ? À quelle(s) fonction(s) répond ce système où interagissent signes noirs et
blancs ?
Nous appuierons nos propositions sur l’observation des blancs de deux romans : Les Signes parmi nous de C. F. Ramuz (éditions des Cahiers vaudois,
1919) et, quoique dans une moindre mesure, La Main coupée de
Blaise Cendrars (Denoël, 1946). Ces deux livres ont été choisis parce que leur espace
graphique nous semble représentatif de l’usage du blanc dans son pouvoir structurant. Si
ces deux romans sont de langue écrite française, nous n’avons pas trouvé de raison de
penser que nos observations concernant la fonction sémiotique du blanc dans le système
de la langue écrite ne seraient pas également valides pour l’ensemble des écrits
actualisant des langues écrites alphabétiques dans l’aire occidentale. En revanche,
considérant que les systèmes écrits varient en fonction des technologies langagières et
des supports, il importe de borner nos propositions. L’industrialisation de l’imprimerie
d’un côté, la part croissante de la communication écrite numérique de l’autre sont des
phases de mutation pour les systèmes linguistiques scripturaux. Entre ces deux bornes,
l’ère industrielle de l’imprimerie constitue une période de relative stabilité. Le
système qui règle l’espace graphique des écrits imprimés et au sein duquel joue le
blanc, nous allons le décrire dans l’état qui est le sien aux XIXe et XXe siècles pour
le support que constitue le livre.
Précisons enfin que, selon nous, lorsqu’on prétend décrire le système de la langue
écrite, il faut adopter le point de vue de la réception plutôt que celui de la
production. Dans les conditions ordinaires de la communication écrite, ce sont les
traces de l’énonciation, statiques et organisées dans l’espace, qui font sens pour le
lecteur — et non le processus de leur émission (Mahrer 2017a). Autrement dit, apprendre
à lire, c’est apprendre à donner une forme signifiante aux graphismes laissées par un
instrument d’écriture — et non à interpréter, comme à l’oral, la des signes. Par conséquent, nous décrivons une situation
d’interprétation (la lecture ordinaire) pour laquelle la répartition des tâches entre
les coproducteurs de l’imprimé (scripteur, correcteur, typographe, imprimeur…) n’est pas
une donnée. Ce qui intéresse en l’occurrence la linguistique de l’écrit, c’est la
manière dont le blanc intègre le système des signes qui informe et donne sens à la
textualité écrite.
Afin de décrire cette intégration, nous opèrerons une distinction première entre deux
modes d’appréhension du texte — comme objet manufacturé ou comme objet architecturé
(Lefebvre 2018) — ou, dit autrement, entre ce qui relève de l’art de faire des livres et
ce qui relève du système de la langue écrite. L’œil du lecteur est ainsi amené à
distinguer « blancs typographiques », que nous présenterons brièvement d’abord, et
« blancs topographiques » que nous décrirons ensuite dans le cadre de ce que nous
qualifierons de « topographie textuelle ». Dans un troisième temps, l’analyse des blancs
topographiques des éditions de 1919 et de 1931 des Signes parmi
nous de C. F. Ramuz nous permettra d’illustrer la fonction topographique du blanc
dans un texte, et d’ouvrir quelques pistes concernant les modalités de la coexistence
entre blancs typographiques et blancs topographiques.
La typographie est l’art et la technique visant à conférer à l’écrit imprimé la meilleure lisibilité possible :
Une lisibilité aisée est le principe directeur de toute typographie. (…) Se laisser déchiffrer ou offrir une lisibilité idéale sont deux qualités opposées. Une bonne lisibilité dépend du juste choix des caractères et de l’adéquation de la composition (Tschichold 1994 [1948] : 12)Précisons qu’ici « composition » s’entend dans son sens typographique qui désigne « la disposition et l’assemblage de caractères en vue de l’impression » (Hill 2006 : 186). Nous verrons plus loin qu’une étude sémiolinguistique du blanc invite à considérer d’autres acceptions de ce terme, issues de la rhétorique et de la linguistique textuelle. .
La typographie relève du domaine de l’ergonomie, dont l’enjeu est la fabrication d’objets disposant au mieux à leur utilisation. Pour optimiser la lisibilité, elle gère, selon des codes et des esthétiques qui ont leur histoire et leur société, la répartition de l’apport (encre) sur le support (papier). Le blanc y joue donc un rôle capital — au point que Roger Laufer fasse de la typographie un « art du vide » (1984).
Dans cette perspective, où le texte se tient d’abord comme un objet manufacturé, le
blanc dans ses différentes réalisations — blanc des marges, blanc d’intertitre, blanc
d’interligne, blanc d’interlettre — apparaît comme une zone non
inscrite. Une analyse plus générale du blanc typographique considèrerait les
raisons (ergonomiques, technologiques, esthétiques) de ces différents blancs. À titre
d’exemple
L’application du savoir-faire typographique dépend des propriétés sémiotiques du document dont il s’agit de faire livre et des propriétés physiques à la fois du support et de l’apport de l’imprimé à fabriquer. Considérons la page comme ensemble de signes noirs que présente sur une face l’unité matérielle qu’est la feuille de papier. Le blanc des marges, qui dessine le miroir des pages d’un livre, est fonction de la taille de celui-ci, de l’ergonomie recherchée (optimal de confort, optimal de quantité d’information…) et des choix appliqués par l’imprimeur parmi ceux qu’offre l’histoire des pratiques typographiques. L’incidence de la page est forte sur la saisie perceptive et le traitement cognitif du texte ; par ailleurs, le blanc des marges n’est pas dépourvu de forme et de sens : le lecteur peut reconnaître dans la géométrie d’une page l’indice d’un genre de discours, d’une époque, d’un type d’édition, autant d’éléments qui figurent parmi les « conditions de possibilité du discours écrit » (Laufer 1989 : 583), soit parmi les dimensions « constitutives » (Authier-Revuz 1982) — qu’il ne peut pas ne pas prendre en compte — du discours écrit, discours écrit imprimé en l’occurrence.
Pour autant le blanc paginal, et le blanc typographique en général, n’est pas un signe
de l’organisation textuelle. Il a une signifiance propre qui n’appartient pas au système
linguistique qui structure le texte écrit
Le lecteur expert sait d’ailleurs bien que la pagination (la division du texte en
pages) est rendue caduque par la réédition (sauf cas de « reprint »), ce qui complique
le référencement au texte par-delà ses différentes éditions (fig. 3 et 4). Une solution
à ce problème, pratiquée du verset biblique aux publications web (qui, n’étant pas
imprimées, ne connaissent pas la page au sens jusque-là évoqué de portion de texte
encadré de blanc) consiste à repérer une portion de texte à l’aide d’unités également
détourées par du blanc, mais reconnues comme unités textuelles proprement dites
Or si la page, la ligne, le paragraphe, le vers ou encore le verset sont toutes des
parties de texte circonscrites par du blanc, elles ont des statuts différents : la page
ou la ligne sont des unités typographiques, alors que le verset,
le paragraphe ou le vers sont des unités de la structuration linguistique du texte ; ils
appartiennent à ce que nous proposons d’appeler la topographie
textuelle. Les premières sont déterminées avant tout par le support et
l’utilisation optimale à laquelle on destine l’objet imprimé en tant qu’il est notamment
destiné à être « tenu en main » ; elles déterminent des rythmes de traitement ; situant
un imprimé dans l’histoire des pratiques typographiques, elles peuvent également
fonctionner comme facteur d’intertextualité. Quant aux vers, versets ou paragraphes, ou
encore aux chapitres et sections, ce sont des unités scripturales linguistiques : elles
participent à la structuration interne de l’énonciation écrite, c’est-à-dire à
l’organisation de sa dynamique signifiante interne — nous allons voir comment. C’est sur
le blanc topographique, celui que la réédition s’attache à conserver, en tant qu’il
relève de la structuration textuelle de l’imprimé, que nous allons nous concentrer.
Ranger ses pierres le long de la route, une par une, ne mène à rien : il faut bâtir la maison. La division qu’on fait du tout en ses parties, se complète par la subordination de ces parties entre elles ; il faut en régler la distribution et le rapport selon le plan général de l’œuvre. Elles se commandent les unes aux autres, s’étagent et se soutiennent (Lanson 1890 : 136).
Interpréter un signalConseils sur l’art d’écrire dans un chapitre intitulé
« Subordination et proportion des parties. Choix et succession des idées » — dans
laquelle le blanc joue le rôle de mur porteur.
La rhétorique traditionnelle envisageait cette structuration textuelle par la notion
de composition ; la linguistique textuelle, qui en fait un objet
privilégié, parle de plan de texte (Adam 2011). Adam relève le
rôle clé que joue, dans le repérage de cette structure textuelle, la prosodie à l’oral
et la « ponctuation » à l’écrit ; en dernière analyse, il l’identifie au jeu de deux
opérations complémentaires — la segmentation (constituant les
unités discursives qui composent le texte) et le liage :
Les unités textuelles subissent deux types d’. D’une part, elles sont découpées parsegmentation(typographique à l’écrit, pause, intonation et/ou mouvements des yeux et de la tête à l’oral). La discontinuité de la chaîne verbale va de la segmentation des mots permanente à l’écrit et plus faible à l’oral (liaisons, amalgames), à celle du marquage de paragraphes ou strophes et de subdivisions de parties d’un texte à l’écrit. D’autre part, les unités textuelles sont, sur la base des instructions données par les marques de segmentation et par divers marqueurs [...], reliées entre elles par desopérations de liagequi sont des constructions d’unités sémantiques et une fabrique du continu à laquelle se reconnaît un segment textuel. (Adam 2011 : 47 ; l’auteur souligne)
Prolongeant l’hypothèse des deux « opérations de textualisation », nous proposons d’en préciser le fonctionnement à l’écrit en présentant tout d’abord ce que nous définirons comme la « topographie » de l’énonciation écrite. C’est dans le cadre ainsi défini que nous proposerons d’envisager le rôle non-typographique du blanc.
Comme on l’a rappelé en abordant l’écrit sous l’angle typographique, celui des
pratiques de sa meilleure lisibilité et donc de sa meilleure mise en espace possible,
le « mode opératoire » (Benveniste 1976 [1969] : 51) des systèmes scripturaux, nous désignons ces fonctions que la langue écrite a
spécifiquement développées pour compléter le plan verbal et profiter de ses propriétés
spatiales.
La connaissance de la morphologie de l’écrit permet au lecteur de reconnaître dans
l’espace ligné des pages imprimées la succession d’unités linguistiques discontinues ;
la connaissance de la syntaxe permet d’identifier les relations de connexité qui
associent les mots en îlots autonomes, les clauses, qui sont les signifiants des actes
énonciatifs unitairesclauses, unités syntaxiques
autonomes. À ces unités syntaxiques connexes que décrit la microsyntaxe, la
description du texte ajoute, dans les termes du modèle fribourgeois, une
pragmasyntaxe, décrivant les logiques qui sous-tendent l’enchaînement des actes
énonciatifs dans le texte.
à la suite organisée que constitue un texte
l’espace graphique dispose de ressources efficaces et variées. Dans le schéma ci-dessus, les instructions hiérarchiques auraient pu être données par des couleurs, un système de parenthèses ou encore, profitant de l’axe vertical, un arbre ou une autre forme de diagramme… L’utilisation de la notion même de « plan », pour penser des activités complexes et hiérarchisées comme le discours, atteste la force cognitive et organisatrice de l’espace, dans nos littératies au moins. Le fait que l’interprétation d’un texte, dès qu’il atteint une dizaine de phrases, nous semble passer par l’identification de son plan (on pense aux exercices scolaires) témoigne, plus encore que l’usage de la liste, de « the effects of writing on ‘modes of thought’ (or cognitive process) » (Goody 1977 : xiv) ou de l’« iconisation de notre pensée » (Benveniste 2012 [1969]) qu’a progressivement produit l’écriture.
Ainsi définirons-nous la topographie comme la forme de l’espace
graphique (Anis 1988)espace
graphique d’un texte ou d’un type de texte l’ensemble des traits qui
caractérisent sa matérialisation sur un support d’écriture, ainsi que les relations
qui s’établissent entre ces traits et la signifiance. (Anis et
alii 1988 : 173, les auteurs soulignent.) La topographie cherche à préciser
cette notion en se situant clairement du côté de la signifiance
linguistique.
Considéré sous l’angle de son système de notation, le système topographique comprend trois espèces de signes :
Cette tripartition repose sur des propriétés du signifiant : signe autonome pour A,
variation de signes autres pour B et signe « massif » pour C – C qu’on peut envisager
soit comme le rôle structurant du blanc, soit comme la signification associée aux
positions relatives des graphèmes dans l’espace graphique. Mais en dépit de ces
importantes variations de fonctionnement (propriété des signifiants qui disposent les
signes des groupes A, B et C à des efficacités différentes), sur le plan fonctionnel,
les topogrammes de ces trois catégories – noirs, modulation de signes noirs ou
disposition du noir dans la page –, remplissent la même fonction cardinale et
définitoire de la topographie : baliser à l’écrit l’organisation du matériau verbal.
Il s’agit, selon nous, de trois manières différentes de faire « la même chose ». Nous
ne recevons pas les arguments des approches de l’écrit qui excluent parfois B, souvent
C de la description de « la ponctuation », comme le fait récemment Dürrenmatt (2015),
ou avant lui Catach (1994), qui situent la disposition dans la « mise en page »,
marges extensives de la ponctuation, ou Arrivé qui l’exclut tout bonnement : « on
considérera qu’échappent au champ de la ponctuation les éléments d’agencement général
de la page et du livre : justification — au sens typographique du terme —, marges,
filets, disposition des titres de chapitres, ornements divers, etc. » (1988 :
104-105 ; voir la synthèse historique d’Anis 2004). Cette mise à l’écart résulte, à
notre sens, d’un déficit de distinction entre typographie et
topographie, que d’une description trop orientée par les
qualités des signifiants (envisagés comme des répertoires préalables : les touches du
clavier, chez Arrivé) et pas assez par leur fonction. Les descriptions comme celles
que nous allons proposer au point suivant conduisent pourtant à adopter la position du
pionnier Tournier (1980) en inscrivant le blanc de la disposition dans le sillage
exact du noir de la ponctuation, au sein d’un système unique, au nom d’une fonction
commune dans l’économie du texte écrit.
Pour comprendre notre analyse de la fonction cardinale de la topographie et du rôle
qu’y joue le blanc, il faut enfin évoquer au moins brièvement un aspect sémiologique
pour nous essentiel. Philippe Martin, spécialiste de l’intonation, décrit la structure
prosodique comme « a priori totalement indépendante de la
structure syntaxique et de toute autre structure morphologique, sémantique,
informationnelle, etc. » (Martin 2009, p. 85-86). Pour comprendre la contribution du
système topographique à la pragmatique du texte écrit, il faut, de la même manière,
envisager la topographie comme un système autonome. C’est cette
autonomie qui rend le topographie susceptible d’interagir — c’est-à-dire de converger
ou de diverger — avec les plans morphosyntaxique et pragmasyntaxique. Selon le niveau
du texte auquel ils opèrent en effet, les topogrammes guident aussi bien
En somme, les topogrammes ne sont pas ancillaires de la microsyntaxe ou de la pragmasyntaxe, aucun topogramme n’est en langue et en lui-même syntaxique ou textuel : il a des usages, parfois très conventionnels, à incidences syntaxiques et des usages à incidences pragmasyntaxiques.
Liée à cette autonomie, la topographie peut-être dite : elle opère, de manière autonome, sur les opérations
effectuées par les signes verbaux. Elle est donc métasyntaxique, quand elle prend
effet sur les relations de connexité, ou métatextuelle, lorsqu’elle oriente les
relations entre blocs textuels syntaxiquement autonomes. Par exemple, les deux-points
indiquent que la clause 1 va être spécifiée par la clause 2. La présomption de
spécification va évidemment influer sur l’interprétation de la clause 2. Mais
l’instruction topographique ne se substitue pas aux actes énonciatifs réalisés à
l’aide des clauses ; elle n’est pas le mouvement de spécification lui-même : ce
mouvement sémantique reste à reconnaître dans l’interprétation des actes énonciatifs
segmentés et liés. La combinaison de ces deux propriétés sémiologiques,
autonomie et fonctionnement métalinguistique, nous semble clore le « faux débat »
(Anis 2004 : 7-8) de l’auxiliarité de la ponctuation. Celle-ci n’est pas inféodée à
la microsyntaxe ou à la pragmasyntaxe (ou textualité), mais elle
Autre exemple, la phrase est une unité topographique dont le signifiant, discontinu,
est formé d’une majuscule et d’un point, et le signifié, une instruction paraphrasable
ainsi : les unités regroupées, qu’elles soient syntaxiquement liées
ou non, sont à traiter ensemble comme effectuant un programme commun. Mais il
faut distinguer fermement d’un côté la phrase, unité
topographique et instruction de cohésion, et d’un autre les propriétés sémantiques des
unités verbales graphiquement regroupées par la phrase dont la cohésion peut être tout
à fait déficitaire. Mutatis mutandis, on dira la même chose du
paragraphe ou du chapitre.
Il faut en conclure que la topographie d’un texte n’est pas la structure textuelle
elle-même. Affirmer qu’elle consiste à « rendre explicite la structure du texte » est
également insatisfaisant, même si dans bien des pratiques d’écriture, « caractérisées
par la recherche de la clarté absolue », « elle est pensée pour montrer avec limpidité
l’architecture du texte et s’opposer à tout risque d’ambiguïté » (Lala 2016 : 96 et
106). Comme l’illustre très simplement Letizia Lala dans cet article sur l’ambiguïté,
on ne peut pas considérer que le texte aurait une organisation implicite que la
topographie aurait pour rôle définitoire de révéler ou de redonder. L’hypothèse de
l’autonomie de la topographie invite à considérer plutôt que le texte comporte, sur le
plan verbal
verbal, volet segmental partagé avec l’oral et réalisé à l’aide des
alphagrammes, et un plan exclusivement scriptural, celui que
nous appelons topographie, faisant pendant à la prosodie, qui
est exclusivement vocale.autre et autonome qui peut tendre à
redonder/révéler l’architecture verbale, mais qui peut
également la « tordre » ou la « dévier », en donnant des instructions de hiérarchie,
de liage et de segmentation en tension avec elle.
Nous décririons en définitive la topographie comme un système de signes, graphiques et non verbaux, qui, au sein de la langue écrite, est spécifiquement dévolu à l’organisation du texte (l’indication du rang des unités, de leurs limites et de leurs relations) et dont l’action sur les propriétés verbales produit la structure textuelle.
Dans ce dernier moment, qui repose sur l’analyse des blancs topographiques des
éditions de 1919 (aux Cahiers vaudois) et de 1931 (chez Grasset) des de Charles Ferdinand Ramuz, nous souhaitons aborder deux
points. Tout d’abord, nous souhaitons donner un exemple du rôle structurant du blanc
topographique dans le livre imprimé, tel que nous l’avons présenté précédemment ;
l’étude des variations affectant les blancs topographiques des deux éditions du texte
que nous avons choisi nous y aidera. Ensuite, partant de commentaires qu’on qualifiera
de « métaéditoriaux », nous voulons évoquer la question de la coexistence entre blancs
typographiques et blancs topographiques afin d’évaluer l’incidence de cette coexistence
sur leur définition.
Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), écrivain majeur de la Suisse francophone, prépare à l’été 1918, durant la seconde bataille de la Marne, un « roman » sur la Première guerre telle qu’elle est vécue d’un village du bord du lac Léman. L’histoire tient en une phrase et le récit en vingt-quatre heures : un gros orage se prépare tandis qu’un colporteur biblique annonce la fin du monde ; la pénombre s’épaissit, et on se demande s’il n’aurait pas raison. La panique s’installe mais, à la fin, tout le monde en est quitte pour une bonne frousse.
Dans les années 10, Ramuz fait figure de chef de file du renouveau littéraire en Suisse romande : il est revenu au pays nanti d’un relatif succès à Paris où il a publié huit romans et frôlé le Goncourt. Mais ce retour en terre natale coïncide avec un tournant esthétique : son écriture, jugée d’abord réaliste, se fait plus symboliste, voire mystique. Elle est en tous les cas expérimentale et peine à trouver son public.
Afin d’assumer les audaces de sa poétique sans subir pour autant les pressions d’un
éditeur, Ramuz monte une société d’édition dont il est l’administrateur : l’édition
des Cahiers vaudois. Il a les coudées franches et couvre
l’investissement, engagé personnellement, en récoltant 80 souscriptions pour des
exemplaires d’amateur à fort prix. Le roman paraît initialement en 1919 à Lausanne.
L’édition originale des Signes parmi nous est d’un format
particulier, presque carré
elle présente une typographie originale dont Ramuz a réglé les moindres détails, jusqu’au nombre de lignes par pages et à la position du titre courant :
M. Portman, prote. Je vous renvoie vite l’essai ci-joint avant que vous mettiez en page. Il faut interlettrer le titre courant le rapprocher du texte de 2 mm. environ ; tel qu’il est il ressemble trop à un titre. Le titre p. 9 ne me satisfait pas non plus. Essayer de tout mettre en capitales et de serrer le plus possible. Enfin je vous rappelle que la justification d’après laquelle le devis a été fait comportait vingt et une lignes ; il n’y en a plus que vingt. (Ce qui donnerait près d’une feuille en plus.) J’attends la suite des placards le plus tôt possible.
Dans cette édition originale, le texte, plutôt bref (250 pages d’un format très aéré) et catégorisé comme « Tableau » (ainsi qu’on peut le lire sur la couverture), se compose de trente-cinq unités textuelles indexées chacune par un chiffre arabe. Elles répondent à un principe de découpe qui évoque des pratiques théâtrales ou cinématographiques : le récit, souvent au présent, épouse la subjectivité d’un narrateur témoin, parfois d’un personnage, souvent de Caille le colporteur. Dès lors qu’on change de point de vue, ou qu’on se transporte en un autre endroit du village, il y a changement de scène et donc de bloc de texte numéroté. Ces transitions font parfois écho aux heures qui s’égrainent au fil de la journée unique que couvre le récit, mais elles peuvent parfois aussi donner lieu à une scène simultanée « jouée » dans un autre décor.
Une seconde édition du texte paraît chez Grasset douze ans plus tard, en 1931
On retiendra de cette présentation des deux premières éditions des que les problèmes ordinaires que soulèvent les genèses
post-éditoriales n’y sont pas posés, notamment l’épineuse question de la
« reconnaissance de paternité » des variations — qui, de l’auteur ou de l’éditeur, en
est l’instigateur ? Sur les questions spécifiques que soulève la réécriture des
œuvres après publication (ou genèse post-éditoriale), voir Mahrer 2017b.
Ainsi, dans le cas qui nous intéresse : a) Ramuz, pour l’édition originale, est maître
de son livre et non seulement de son texte ; b) et pour sa réédition chez Grasset,
c’est lui-même qui — sur le livre qu’il utilise comme manuscrit, puis sur l’un des
dactylogrammes préparant l’édition Grasset — opère la réorganisation
topographique de son texte.
Si, comme on peut le voir dans cette reproduction [fig 6] les signes « noirs » du texte de l’édition de 1919 font l’objet de nombreuses opérations de réécriture classiquement étudiées par la génétique textuelle. La part « blanche » du texte est elle aussi, en même temps, profondément revue, et ce de façon remarquable, les trente-cinq unités numérotées de l’édition de 1919 étant ramenées à quinze. Cette variation dans la « macrostructure » du texte paraît étroitement liée à un travail de remaniement de ce que nous avons défini plus haut comme « blancs topographiques ». En l’occurrence, il s’agit d’une ou de plusieurs lignes totalement blanchies (et non partiellement, car alors on aurait un alinéa constituant une unité graphique appelée paragraphe), parallèles aux lignes noircies, dont l’interposition, au fil du texte, a pour effet de constituer un regroupement de lignes noircies formant une unité textuelle de rang supérieur au paragraphe.
Dans l’édition de 1919, on distingue trois types de blancs topographiques :
Ces trois types de blancs constituent le système des blancs
topographiques de 1919, qui va justement faire l’objet d’un remaniement en profondeur
lors de la réédition de 1931.
D’un système mettant en jeu trois types de blancs topographiques, on passe à un système reposant sur deux types de blancs seulement : des blancs intervenant au fil du texte, seuls (sans numérotation) ; et des blancs intervenant à la page (pages blanchies), associés à une numérotation en chiffres romains. Le type « blancs topographiques intervenant au fil du texte, couplés à une numérotation » est donc supprimé, et on observe un mouvement général que l’on peut caractériser de la façon suivante :
Le tableau suivant synthétise ces variations
Ce passage d’un système de trois à deux blancs topographiques affecte, on le voit, la
qualité de la macrostructure dans sa totalité. Si l’alternance entre deux niveaux
hiérarchiques de blancs est ainsi inchangée pour les unités 1 à 18
À chacune des phases de préparation et de réédition du texte auxquelles nous avons pu avoir accès (manuscrit donné au prote pour fabrication du dactylogramme de l’édition de 1919, dactylogramme, révision de l’édition de 1919), Ramuz témoigne par le biais de commentaires « métaéditoriaux » d’une attention aiguë portée à ces blancs topographiques, dont la présence et la localisation sont signalées avec une insistance remarquable qui montre combien ils relèvent d’un aspect crucial de la poétique de l’auteur.
Ces commentaires, présents à chacun des moments d’édition ou de réédition, sont de
nature variée : signe de typographie seul, comme dans l’édition de 1919 révisée avec
le signe pointant la présence d’un espace (p. 48-49) [fig 11] ; verbalisation prenant
la forme de gloses, ainsi de « (espace si 2 lignes faire suivre) » dans le
dactylogramme préparant l’édition de 1919 (p. 119), ou de la glose « (à la page) » sur
le manuscrit donné au prote pour fabrication du dactylogramme (p. 123) [fig 12] ;
combinaison d’un signe de typographie avec une glose telle que « simple espace »
associée au signe de typographie signalant la présence d’un espace dans l’édition de
1919 révisée (p. 22-23) [fig 13]
Pourquoi une telle insistance de la part de l’écrivain ? Si le blanc topographique, dans sa mise en système, apparaît comme une dimension propre de la signifiance du texte écrit, le risque est en effet grand de le voir confondu, à l’occasion d’un changement de support (ce qui est le cas ici, avec le passage du support du manuscrit, à celui du dactylogramme, puis à celui des éditions imprimées de 1919 et de 1931) avec un blanc typographique, contraint par l’espace du support, non signifiant au niveau du texte, celui des marges, qui découpe le bloc de composition, sans intervenir, du moins de la même manière, dans la signifiance du texte.
Ce constat nous amène à formuler quelques remarques à propos de la coexistence entre
blanc typographique et blanc topographique au sein d’un même espace graphique. Si,
comme nous l’avons fait plus haut, il est possible de décrire les fonctions du blanc
typographique d’une part, et celles du blanc topographique d’autre part, ce que
mettent en évidence les commentaires métascripturaux de Ramuz relatifs aux blancs,
c’est que l’identification du statut « typographique » ou « topographique » des blancs
n’est pas donnée, mais construite dans tout livre édité.
Un espace blanc n’est ainsi pas topographique parce qu’il intervient, par exemple,
entre deux ensembles de paragraphes, ou typographique parce qu’il épouse une marge,
mais parce que, dans le système des blancs tel qu’il est mis en œuvre dans l’espace
d’un livre, lui est ou non attribuée la capacité de
participer de la signifiance du texte écrit. On verra cette affirmation comme une
piste heuristique à emprunter pour décrire l’espace des possibilités offertes aux
blancs des livres imprimés.
Dans cette contribution, notre propos a été de distinguer deux fonctions du blanc dans
le livre imprimé. Nous avons ainsi différencié « blancs typographiques », essentiels à
la manufacture du livre comme objet tenu en main, et « blancs topographiques », centraux
dans l’architecture signifiante du livre comme construction langagière. Ces fonctions,
pour aussi distinctes l’une de l’autre qu’elles soient, ne sont cependant pas associées
à des formes matérielles fixes ; et c’est différentiellement, dans un livre, que
l’assignation d’une fonction à une zone blanche est établie. Si impression de stabilité
il peut y avoir dans cette localisation (un blanc de marge est perçu a
priori comme typographique, une ligne blanche séparant deux blocs de paragraphes,
comme topographique), c’est du fait de traditions discursives éditoriales et génériques
qu’il conviendrait d’interroger et de décrire plus avant.
Nous avons formulé ces propositions en nous appuyant sur l’observation des blancs dans des livres imprimés occidentaux des XIXe et XXe siècles. Il serait bien sûr nécessaire de voir dans quelle mesure ces propositions valent pour des écrits relevant d’autres traditions et d’autres époques d’écriture, pour d’autres supports que celui du livre et avec d’autres techniques d’inscription que l’imprimerie. Que devient le « blanc » dans une affiche électorale, par exemple, ou dans un panneau de signalisation routier ? dans une inscription gravée sur le fronton d’un monument ? ou encore dans les cases d’une tablette d’argile mésopotamienne ? Est-il alors encore pertinent de parler de « blanc » et dans quelle mesure abandonner cette dénomination permettrait-elle de mettre davantage l’accent sur les fonctions que nous avons essayé de dégager ?
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